L’homme qui voulut être roi ou l’aventure absolue. Ce billet est une reprise, mise au goût du jour, d’une critique que j’avais laissée sur Senscritique en 2013. Le texte a été quelque peu revu et adapté à ce dossier. Pour les curieux, vous trouverez la version originelle ici.

Après avoir évoqué la guerre contre le terrorisme à travers le film documentaire américain Restrepo et une vision russe, récente, de la fin du conflit afghan débuté en 1979 avec l’invasion soviétique, Le 9e escadron, c’est donc un bond en arrière, au XIXe siècle, que je vous propose. Les deux premiers billets de ce dossier permettent de se plonger dans des grilles d’analyse contemporaines, avec deux protagonistes majeurs, finalement obligés de quitter l’Afghanistan en situation d’échec, l’URSS et les États-Unis. Le film de John Huston s’intéresse à une autre puissance, dominante en son temps, le coeur du XIXe, le Royaume Uni, à travers l’adaptation d’une nouvelle de Rudyard Kipling, publiée en 1888. Cet angle d’attaque permet de mettre en perspective l’idée classique d’une terre, l’Afghanistan, cimetière des empires[1] depuis la conquête d’Alexandre Le Grand, dont Oliver Stone s’était emparé à travers son Alexandre.

Bien que ce récit d’aventures soit imaginaire (il est probable que Kipling se soit librement inspiré de personnages réels[2]), il n’en reste pas moins une excellente base d’étude, un vrai moment de plaisir cinématographique. Le dernier article de ce dossier sera sérieux, c’est une promesse. En attendant, je vous propose de profiter d’un billet nourri de souvenirs et du plaisir de voir et de revoir un grand film d’aventures.

 

 

Romantisme quand tu nous tiens

J’ai découvert ce film lorsque j’avais 15 ans. Je m’en souviens très bien ; une fois mes larmes séchées alors que le générique se déroulait, oubliant mes boutons magnifiques, je savais que je ne serai plus vraiment le même ; oui, à 15 ans tout est possible, comme, par exemple, conquérir le monde, se tailler un royaume là-bas, loin, par-delà les montagnes immortelles et enneigées du Kâfiristân.

Assurément, je suis un romantique et, sans doute aussi, un anachronisme. C’est pour ça que j’adore ce film. Et je l’aime tellement que j’accepte ses défauts, telles ces ellipses un peu aisées ou sa musique bien terne quand on songe à celle d’un Lawrence d’Arabie. C’est pour ça que si je devais le noter  sur 10, je ne pourrais lui mettre 10, pas plus qu’au Conan de Milius. Ce film est imparfait et donc, par tous les dieux, par la sainte culotte de Dieu, magnifique.

 

L’homme qui voulut être roi, dans un siècle où l’Europe voulait être reine du monde

 

Cette fin de XIXème siècle a quelque chose d’envoûtant ; tout semblait possible et c’est ce que narrait admirablement Jules Verne. La nouvelle de Kipling, découverte à la fac, est nettement moins bonne que le film et que les écrits de Verne. Peut-être mon avis eût été différent si je l’avais découvert le texte en premier mais toujours est-il que cette nouvelle semble bien fade au regard de ce que Huston en a fait. Ainsi, au crépuscule de ce XIXè siècle, l’Europe était sûre de sa force. Français, Belges, Allemands et surtout Anglais s’en allaient parcourir le monde, découvrir les sources du Nil, civiliser ces peuples bigarrés, mâter ces Zoulous, infatigables guerriers. Pourtant, derrière ces certitudes, l’Occidental basculait bien souvent dans l’irrationnel. Ces terres orientales, inconnues, portaient en elles un charme implacable. Nul besoin de résister, de toute façon c’était impossible car l’Occidental est bien plus faible que tous ces peuples qu’il se plait à qualifier de Barbares.

Cette atmosphère, Huston l’a parfaitement rendue dès les premières minutes du film. Se déploie cette Inde fantasmée, ces marchés, ces charmeurs de serpents, ces épices qui nous enivrent, ces femmes qui, d’un regard, vous terrassent. Emportés par ces senteurs et ses saveurs, nous découvrons les trois protagonistes de notre aventure ; Christopher Plummer, en Kipling, sobre et très juste. Au-delà, bien loin, dans un monde onirique, surviennent les deux héros principaux. Deux anciens soldats d’artillerie, deux Anglais, magnifiques, pathétiques, désireux de tenter l’aventure. Car, tout est là. Daniel Dravot et Peachy Carnehan sont deux âmes perdues au sein d’un Empire riche et vaste, certain de sa supériorité. Deux hommes que personne ne regarde. Alors que disent-ils ? Merde. Et re-merde. Le monde est à nous. Partons pour l’aventure, taillons-nous un royaume, devenons riches comme Crésus, emmerdons la « Couronne » en un mot, vivons. C’est tellement fou que ce doit être possible. Et si nous échouons ? Foutre, au moins aurons-nous quelque chose à raconter à la foule innombrable des morts que nous rejoindrons !

 

À nous deux, le monde !

 

L’homme qui voulut être roi est plus qu’une fable, il est la vie. Il est fantasme. Drôles, épiques, tragiques, Sean Connery et Michael Caine sont totalement, définitivement, fascinants. Emportés par cette aventure hors du commun, hors du temps, ils ont la délicatesse de nous emmener avec eux sur les sentiers oubliés des contreforts de l’Afghanistan qui perce sous son déguisement de Kâfiristân. Ils voulaient être roi ? Ils vont devenir des dieux. Conquérants, juges, prêtres, pilleurs, amoureux, cette histoire fraternelle est intemporelle. Emportés par l’ivresse des Nibelungen, ils vont en payer le prix.

Le film n’a pris aucune ride. L’écriture, à force de jeux ironiques du destin est limpide et enivrante. Les images, superbes, nous emportent. On a froid, on a chaud, on souffre, on rit. Huston livre une copie merveilleusement décalée et authentique. Un instant de vie.

 

Au bout d’un rêve fou

Le sublime vient lorsque l’on découvre, petit à petit, que jadis, un autre homme dévoré par l’Hybris, la passion déraisonnée, est passé par ici. Le Kâfiristân s’efface pour redevenir ce qu’il fut : la Sogdiane. Ces Anglais deviennent les fils spirituels du Grec. Roxane se fait à nouveau lumineuse et la plus belle des femmes. Le Mortel redevient Immortel, le temps de quelques mois. Finalement, ce film est sans aucun doute le meilleur jamais fait sur Alexandre le Grand et son Mythe, et je me dis que Stone a touché du doigt une partie de cette mythologie dans son Alexandre, même s’il n’a pas réussi à aller au bout de son rêve.

 

Tout s’emballe car, depuis longtemps nous savons l’inéluctable. La tragédie est en place et viendra l’acte final, nécessairement terrible. Huston l’aborde avec autant d’ivresse que de génie. Alors nous battons la mesure avec Sean Connery et Michael Caine, les dents se serrent pour le dernier adieu et, finalement, les yeux s’humidifient pour la dernière image. Que c’était beau. Merci d’avoir sauvé mon âme.

Quelque part, tout reste possible. Oui, ce film imparfait est merveilleux car profondément humain.

Cimetière des empires ? L’homme qui voulut être roi, avertissement prémonitoire de Huston aux Soviétiques qui, 4 ans après la sortie de cette oeuvre vont s’enfoncer à leur tour dans les vallées et contreforts périlleux de ce trou noir des ambitions de domination ? Ceci sera traité lors du dernier opus de ce dossier. Pour l’heure il est encore temps de retourner dans les pas de Daniel Dravot et Peachy Carnehan, pour rêver.

 

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Fiche technique

Columbia pictures corporation/ 1975 / 2h03 min / Aventures, drame, Historique

Titre original The Man Who Would Be King

Réalisateur : John Huston

Scénariste : Gladys Hill, John Huston, adaptation de la nouvelle de Rudyard Kipling.

Musique : Maurice Jarre

Avec Sean Connery, Michael Caine,Christopher Plummer

 

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[1] Les articles sont légions. Voici l’un d’entre eux : https://blogs.mediapart.fr/francois-malaussena/blog/190821/pourquoi-lafghanistan-est-tombe-si-vite-geopolitique-du-cimetiere-des-empires

[2] Voir par exemple cette présentation sur Wikipedia « Il est probable que Kipling se soit inspiré, entre autres, de la vie de Josiah Harlan (1799-1871), un aventurier américain qui se rendit en Afghanistan et au Pendjab dans l’intention de devenir roi. Après s’être mêlé de politique locale et de faits d’armes, il finit par obtenir le titre de « Prince de Ghor » pour lui-même et ses descendants en échange de son aide militaire. Kipling a pu aussi s’inspirer de l’histoire de Sir James Brooke (1803–1868), surnommé le « Rajah blanc », qui fonda une dynastie à Sarawak en 1841 ». À consulter ici.