Napoléon de Ridley Scott était un film très attendu. Depuis « Les Duellistes » le réalisateur britannique s’est attaqué à plusieurs reprises à l’histoire, proposant des lectures personnelles de faits plus ou moins récents. « La chute du faucon noir » proposa ainsi en 2001 une analyse clinique d’une histoire récente d’une dramatique intervention américaine au cœur de la Somalie en 1993, là où « Gladiator » explorait l’antiquité romaine. « 1492 », « Kingdom of Heaven », « Robin des bois », « Exodus : Gods and Kings » ou plus récemment « Le dernier duel » sont autant de jalons historiques pour un réalisateur qui a réalisé des chefs d’œuvres de la SF, « Alien », « Blade Runner », mais aussi de grands drames à l’image du magnifique « Thelma et Louise ».

 

Un réalisateur amateur d’histoire n’est pas un historien

 

Pourquoi rappeler rapidement ces quelques faits avant de parler de « Napoléon » ? Pour deux choses. La première est que Ridley Scott est un très grand réalisateur, qui n’a plus rien à prouver d’un point de vue technique. Il maîtrise son art et demeure un amoureux du cinéma. La seconde, concernant ses films historiques, est décisive pour comprendre son « Napoléon ». Ridley Scott, dans toutes ses approches de reconstitutions historiques met avant tout le film, sa vision de cinéaste. La vérité historique, les travaux d’historiens sont secondaires à ses yeux. Prenons le simple cas de « Gladiator ». Qui, à part quelques spécialistes de la question, s’est vraiment offusqué de voir Commode mourir dans une arène de gladiateur, alors qu’il est mort étranglé dans son bain par un esclave, en 192 ?

La scène inaugurale de « Gladiator », cette bataille dans les entrailles sylvestres de la Germanie, a imposé le retour du péplum spectaculaire dans les salles de cinéma. Pourtant rien dans cette séquence ne correspond vraiment à ce que nous disent les spécialistes de la période. Ridley Scott n’en a cure. Il est là pour faire du cinéma, son cinéma. La scène, spectaculaire, épique, n’a pas à coller à la recherche. Elle est là pour, sublimée par la musique de Hans Zimmer, offrir aux spectateurs la chair de poule devant un écran.

 

Napoléon et l’histoire, Ridley Scott et les historiens

 

Le personnage avant les faits pourrait être sa devise. Sans sourciller le réalisateur assume pleinement de ne pas suivre la réalité historique et de pouvoir s’arranger avec des faits, tant que le film qu’il réalise en sort meilleur.

 

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L’approche du réalisateur est claire : « les critiques des historiens, je m’en moque ».

Aux États-Unis, c’est Dan Snow, historien star de télévision, qui a dénoncé certaines des inexactitudes dans une vidéo TikTok. Et ça, ça n’a pas plu à Ridley Scott. Interrogé sur ces critiques par le New Yorker, le cinéaste répond sans sourciller : « Mais achète-toi une vie !https://www.premiere.fr/Cinema/News-Cinema/Achete-toi-une-vie–Ridley-Scott-semporte-contre-un-historien-qui-critique-Napoleon »

 

Pour Thierry Lentz, directeur de la fondation Napoléon et historien, les choses sont claires.

 

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La conclusion du spécialiste tombe, implacable. Ridley Scott a fait n’importe quoi, n’a rien compris. Le débat est loin d’être tranché et devrait alimenter encore de longues heures d’échanges sur le sujet. Ainsi Lorris Chevalier, doctorant en histoire médiévale et qui a conseillé le réalisateur pour « Le dernier duel » en 2021, revient dans une interview pour le magazine Première sur sa vision de ces accommodements avec les faits historiques.

Ceux qui tiquent sont des fans de Napoléon qui déifient presque l’Empereur. C’est facile de critiquer un film historique. Moi, en tant qu’historien, je peux passer 6 heures à analyser n’importe quel film historique et pointer du doigt tout ce qui ne va pas. Mais c’est une façon de se flatter soi-même en fait. Il y a beaucoup de choses qui ne sont que des détails pas vraiment importants, tant que ça fait avancer l’histoire du film, le scénariohttps://www.premiere.fr/Cinema/News-Cinema/Le-Napoleon-de-Ridley-Scott-est-il-realiste–Son-conseiller-historique-nous-repond.

 

Voici assurément le meilleur angle d’attaque pour aborder ce film avec des élèves. Comment expliquer autant de déchainement dans la critique, de la part des historiens, de nombreux médias français ou étrangers, alors même que ses films précédents ont été marqué par autant de relectures très personnelles des faits ? La vérité sur Commode vaudrait-elle moins que celle sur Napoléon ?

 

Le cinéma et les mémoires

 

En enseignement de spécialité HGGSP, en terminale, un thème propose d’analyser la relation complexe entre « Histoire et mémoire » et, plus singulièrement dans l’axe 1 « Histoire et mémoire des conflits ».

Le cinéma s’est imposé depuis plus d’un siècle comme l’une des façons les plus efficaces de transmettre des mémoires, des récits historiques, auprès du grand public. Joaquin Phoenix disait il y a peu au magazine Empire « Si vous voulez vraiment comprendre Napoléon, alors vous devriez probablement étudier et lire vous-même. Parce que si vous voyez ce film, c’est cette expérience racontée à travers les yeux de Ridley. », très (trop) souvent les spectateurs vont se contenter du film et le prendre pour argent comptant, sans nécessairement aller éplucher les livres écrits par des historiens pour vérifier de l’exactitude des faits.

 

 

Ce n’est pas faux, l’acteur a beau jeu de rappeler qu’un film ne remplace pas une étude historique, un livre. D’ailleurs les films historiques peuvent souffrir d’un paradoxe, souligné avec justesse par Oliver Stone.

 

 

Pour espérer attirer du monde dans les salles obscures, il n’est pas envisageable d’ennuyer les spectateurs. Or, prenant le cas de la guerre qu’il a connue, le réalisateur souligne combien cette dernière est en réalité ennuyeuse au quotidien. Impossible de le montrer dans tout un film, sous peine de subir une déconvenue totale d’un point de vue économique et de ne pas pouvoir rembourser les frais engagés pour faire le film. Alors même si le cinéaste s’arrange avec les faits, il le fait, pour pouvoir nourrir la réflexion des spectateurs qui sont aussi des citoyens. Le constat est le même chez Steven Spielberg qui insiste sur le devoir de mémoire, sans pour autant prétendre au travail d’historien https://www.lexpress.fr/culture/cinema/quand-steven-spielberg-ecrit-l-histoire_1214703.html.

 

Napoléon de Ridley Scott peut tout à fait être interrogé dans ce sens ; il est moins un film historique sur Napoléon qu’une façon de transmettre, une fois de plus dans une filmographie dantesque, une mémoire de ce dernier.

 

 

Alors oui le film est bourré d’erreurs factuelles. Oui, l’utiliser tel quel avec des élèves pourrait poser problème si l’on s’intéresse à la chronologie, à la réalité historique qui s’appuie sur la recherche. Car même si Ridley Scott semble porter peu d’intérêt aux travaux d’historiens, il n’en reste pas moins que ces derniers existent et constituent la base de toute réflexion cohérente avec des élèves. Ou alors il faut changer de métier.

 

 

Ceci posé la masse des critiques, des débats suscités par le film est un excellent support pour aborder la question de mémoires. Comment expliquer que le personnage de Napoléon cristallise encore autant les passions ? Comme peut-il être comparé dans certains pays à Hitler, et ici, en France, perçu avec un regard nettement plus positif. D’où vient la légende noire et son pendant, la légende dorée de Napoléon ? Comment le cinéma, comment ce Napoléon alimentent-ils ces débats ?

 

Napoléon … que faut-il en penser finalement ?

 

Ce texte doit parler d’un film dont il n’a pas encore été vraiment question. Le plus intéressant, en effet, c’est bien ce qui se joue autour du film que ce dernier. Voilà qui en dit déjà beaucoup.

Est-ce un bon film ? Il est très loin des meilleurs productions de Ridley Scott. Est-ce un navet, une catastrophe ? Non. Assez étrangement le film m’a surpris là où je ne l’attendais pas. Contrairement à la bande annonce qui évoque le côté tyrannique, extrêmement sombre de Napoléon, le film n’est pas manichéen.

 

 

Napoléon n’est pas vraiment mis en valeur, c’est une certitude. L’homme d’État, le créateur du Code Civil, même le stratège, le « dieu de la guerre » de Clausewitz, ne sont pas au cœur du sujet, loin s’en faut. Mais Ridley Scott ne brosse pas pour autant un tableau idyllique de ses opposants. Louis XVIII est dégoulinant de médiocrité, au même titre du reste que la classe politique dans son ensemble. Les Anglais, Wellington en tête, mais aussi Alexandre Ier, le Tsar, sont suffisants, arrogants, méprisants. S’il s’avère qu’une partie des explications de telle ou telle action pour Napoléon semble dépendre de sa relation complexe avec Joséphine, il n’en reste pas moins rappelé à plusieurs reprises qu’il cherche la paix. Que cette dernière lui est refusée, car pour ses adversaires, la seule chose qui semble compter c’est de mettre fin au règne d’un rustre, d’un homme du peuple qui ose vouloir manger à leur table.

Les guerres de Napoléon sont aussi celles, très nombreuses, voulues par ses adversaires. Le tableau final des pertes présentées dans le générique, 3000000 de morts au total, les pertes des différentes batailles est à tout le moins expéditif et maladroit. Non seulement plusieurs historiens, Thierry Lentz en tête, contestent les chiffres donnés, mais en outre ce tableau semble insinuer que ces morts sont du seul fait de Napoléon. Vis à vis des faits, il faut dire que toutes les guerres n’ont pas été voulues par l’empereur …

Napoléon est ainsi présenté comme un homme rustre, avec ses failles, nombreuses, mais aussi comme celui qui aime, sincèrement, ses hommes là où Wellington semble n’avoir aucun intérêt pour sa piétaille toute de rouge vêtue. Rupert Everett campe d’ailleurs un parfait Arthur Wellesley, duc de Wellington.

 

Un spectacle guerrier ?

 

C’est sans doute ce qui m’a le plus désagréablement surpris. Les batailles sont présentées comme épiques, incroyables, dignes de la prise de Jérusalem dans « Kingdom of Heaven » ou de la charge de Maximus contre les Germains. Pourtant, quelle déception. Oui, Toulon, Austerlitz et Waterloo ont quelque chose de spectaculaire, de très cinématographique. Les boulets d’Austerlitz emportant avec eux les hommes et les chevaux dans le lac gelé, voilà assurément une scène spectaculaire.

Le problème est ailleurs ; filmer ces batailles en respectant un minimum les faits aurait été tout aussi spectaculaire. Hélas ces batailles ne ressemblent que de très loin à la réalité, sont peu lisibles. Je ne parlerai pas des pyramides dont le traitement est ridicule. Austerlitz est une bataille bâclée, tandis que Waterloo qui a un meilleur traitement, ne parvient pas à la cheville du travail de Sergueï Bondartchouk. Mais il est vrai que voir Napoléon charger en première ligne pour sa dernière bataille a quelque chose de très cinématographique donc au diable les faits, vive Faramir !

 

 

Finalement c’est la campagne de Russie qui fonctionne le mieux. Les cosaques, le harcèlement, l’aspiration du vide russe sont bien rendus. On pourra rétorquer que comparer les moyens à disposition pour Sergueï Bondartchouk, qui avait juste l’Armée Rouge à disposition, et ceux, numériques, disponibles pour Ridley Scott, ne sont pas les mêmes loin s’en faut. Oui mais voilà ; les moyens n’ont rien à voir avec le fait de suivre, a minima, ce qui s’est passé lors de ces batailles. Oliver Stone, dans Alexandre, offre avec des moyens comparables à ceux de Scott, une reconstitution fidèle et nettement plus convaincante, épique même, que ces batailles napoléoniennes de 2023. Quant à Rod Steiger, il demeure un Napoléon plus inoubliable que celui campé par le pourtant excellent Joachin Phoenix. Chose surprenante l’approche des batailles de Ridley Scott est décevante et ses choix de passer outre ce que nous en connaissons peu pertinent au regard du résultat.

 

Une femme au cœur d’une œuvre qui peut faire sourire

 

C’est que le film, finalement, n’est pas sur Napoléon. C’est l’autre surprise. Napoléon est plus l’histoire d’un couple et d’une femme, Joséphine, que d’un tyran sanguinaire. Joachim Phoenix fait le travail ; Vanessa Kirby offre à Joséphine de Beauharnais une place centrale dans la vie du Corse. Elle est tout pour lui. Les lettres échangées, leurs regards, leurs silences, sont finalement des respirations entre deux accélérations historiques. Étrangement c’est un peu comme si les batailles étaient traitées car il faut bien le faire, c’est Napoléon quand même, mais comme si le film aurait dû s’appeler Joséphine. Tout tourne d’un amour passionné et de la quête d’un enfant, d’un héritier, qui ne veut pas venir. Des maréchaux d’empire ? Aucun intérêt. C’est un couple qui est au cœur du sujet avec, parfois, des personnages secondaires qui gravitent autour des deux astres.

Et l’on sourit. C’est étrange, mais oui, parfois nous sommes proches du burlesque, de la comédie. Certaines scènes sont objectivement drôles, ce qui contribue d’ailleurs positivement à humaniser Napoléon, dont je craignais qu’il ne soit cantonné au rôle de mangeur d’enfants. Le scenario de David Scarpa s’avère au final hésitant quant au chemin à suivre.

 

2H30, 4H : un pont trop loin

 

Inégal, frustrant, jamais ennuyeux même si certaines approches sont historiquement ennuyantes, Napoléon souffre du temps. Comme espérer traiter d’un tel sujet en un film ? Prenons la mesure du défi : adapter « Le Seigneur des Anneaux » dans sa globalité, de la formation de la Communauté au départ des Havres Gris, en 2H30 ou 4H.

Apple+ va nous offrir une version longue. On peut retourner le problème dans tous les sens, il restera des abîmes. Ridley Scott comme Oliver Stone avant lui, a dû faire des choix. Ce dernier pour « Alexandre » a ancré sa réflexion autour de la guerre, y compris celle de 2003 en Irak, coupant dans le vif de l’histoire du conquérant macédonien. Scott a fait de même et les ellipses étaient nécessaires. Mais à tout centrer sur le couple, sans vraiment renoncer au nécessaire spectacle, aux nécessaires batailles, la copie semble tout de même moins aboutie que le travail pourtant très critiqué de Stone. Les deux partagent le même souci de reconstitution historique dans les décors, ou les uniformes. Les deux explorent l’âme humaine.

Mais le film de Ridley Scott et David Scarpa est finalement plus intéressant pour les polémiques qu’il suscite que pour sa capacité à comprendre la complexité de l’époque traitée. Même la musique s’avère finalement terne. Point de politique, à peine de géopolitique, mais des passions esquissées.

Reste le spectacle, le simple divertissement et l’envie de découvrir ou redécouvrir d’autres œuvres cinématographiques sur cette période. En ce sens ce Napoléon 2023 est une pierre de plus, pas inintéressante mais pas formidable non plus, dans le jardin des mémoires historiques sur le sujet.

 

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Fiche technique

Scott Free Productions, Apple Studios / 2023 / 2h 38 min / Drame historique

Titre original Napoléon

Réalisateur : Ridley Scott

Scénariste : David Scarpa

Musique : Martin Phipps

 

Avec

 

Joaquin Phoenix, Vanessa Kirby, Tahar Rahim, Rupert Everett