Comment la saga Indiana Jones révèle-t-elle les paradoxes contemporains du patrimoine : entre universalisme et appropriation, entre préservation scientifique et instrumentalisation politique ?
Lorsque Steven Spielberg et George Lucas créent Les Aventuriers de l’Arche perdue en 1981, ils puisent consciemment dans l’héritage des serials des années 1930-1940 et des romans d’aventures coloniales, notamment ceux de H. Rider Haggard avec Allan Quatermain ou encore dans les aventures de Charlton Heston dans Le secret des Incas (1954).
Mais au-delà de l’hommage cinématographique, la saga Indiana Jones cristallise, souvent à son insu, les tensions contemporaines autour de la notion de patrimoine et s’impose comme un vecteur majeur du soft power culturel américain.
Cette saga, devenue elle-même patrimoine cinématographique mondial, offre un prisme d’analyse particulièrement riche pour comprendre les enjeux géopolitiques du patrimoine tels qu’ils se déploient depuis le XXe siècle. Entre quête universaliste et appropriation culturelle, entre préservation scientifique et instrumentalisation politique, Indiana Jones incarne les paradoxes de notre rapport contemporain au patrimoine mondial, tout en propageant une vision spécifiquement américaine de la puissance culturelle.
L’analyse des lieux de tournage révèle une dimension supplémentaire de cette appropriation culturelle : en choisissant systématiquement les sites patrimoniaux les plus emblématiques de la planète – de Pétra à Venise, des temples du Sri Lanka aux châteaux allemands –, la saga opère une véritable captation symbolique du patrimoine mondial au service de son récit américano-centré.
Cette réflexion sert de base à mon cours introductif en HGGSP, programme de Terminale, « Thème 4 – Identifier, protéger et valoriser le patrimoine : enjeux géopolitiques« , « Le patrimoine dans le monde – Cours introductif ».
L’archéologue-aventurier comme projection de la puissance américaine
Dans l’ombre d’Allan Quatermain : transfert hégémonique de l’aventure coloniale
La figure d’Indiana Jones s’inscrit directement dans la lignée des héros d’aventures coloniales britanniques du XIXe siècle, mais opère un transfert hégémonique révélateur. Allan Quatermain, créé par H. Rider Haggard en 1885 dans Les Mines du roi Salomon, établit le modèle de l’occidental éduqué qui pénètre des territoires « inexplorés » pour y découvrir des trésors anciensVoir pour aller plus loin King Solomon’s Mines sur Raider.net. Spielberg a aussi été profondément marqué par la figure de Lawrence d’Arabie, qu’il découvre avec l’immense film de David Lean10 great films that inspired Steven Spielberg.
Mais là où Quatermain et Lawrence incarnaient la puissance impériale britannique à son apogée, Indiana Jones représente l’ascension de la puissance culturelle américaine dans l’après-guerre.
Cette filiation n’est pas fortuite. Lucas et Spielberg assument explicitement leur volonté de ressusciter l’esprit des serials, mais en transposant l’héroïsme aventurier de l’Empire britannique vers l’hégémonie américaine naissante. Le personnage de Jones, professeur dans une université américaine, incarne ce soft power intellectuel que les États-Unis développent pour concurrencer l’influence culturelle européenne traditionnelle.
Le soft power culturel américain : définition critique et mécanismes
Le concept de soft power, théorisé par Joseph Nye en 1990, désigne la capacité d’un État à influencer les autres par l’attraction plutôt que par la contrainte. Mais cette définition mérite une approche critique : le soft power n’est jamais doux – il constitue une forme de domination symbolique qui naturalise les rapports de force géopolitiques.
Comme le souligne avec justesse Olivier Zajec dans son analyse posthume de l’œuvre de Nye, ce concept n’avait « rien d’altruiste » : l’interdépendance libérale promue par les États-Unis n’avait de sens que si elle renforçait leurs intérêts nationaux, en « maximisant la liberté d’action de Washington ». Cette logique révèle l’ambivalence fondamentale du soft power : là où les Européens ont souvent retenu le caractère « soft » du concept, les Américains se sont toujours concentrés sur sa dimension « power« , plus structurelleVoir Olivier Zajec, « La disparition de Joseph P. Nye, père du « Soft Power » : une occasion pour les Européens de repenser les liens entre puissance et culture ».
Indiana Jones illustre parfaitement cette mécanique de puissance d’attraction et de persuasion déguisée. Sous l’apparence du divertissement populaire, la saga propage une vision du monde où l’Amérique se pose en gardienne légitime du patrimoine universel. L’archéologue américain « sauve » systématiquement les trésors menacés, les confie aux institutions américaines, et se présente comme le rempart de la civilisation face à la barbarie (nazie, soviétique, ou « primitive« ). Cette mise en scène correspond exactement à ce que Nye théorisait : l’intégration « de manière plus volontariste et coordonnée » de la séduction culturelle à l’attractivité du hard power militaro-économique.
Cette projection de puissance culturelle s’opère d’autant plus efficacement qu’elle se dissimule derrière l’universalisme patrimonial. En prétendant défendre le patrimoine de l’humanité, les États-Unis légitiment leur prétention hégémonique tout en occultant les mécanismes d’appropriation culturelle à l’œuvre. Cette stratégie révèle ce qu’Olivier Zajec identifie comme une « architecture de puissance indirecte » présentée comme un simple « système de valeurs reflétant le sens de l’histoire ».
Cependant, cette hégémonie culturelle porte en elle ses propres contradictions. Comme l’avait pressenti Nye lui-même dans ses derniers écrits, le principal danger pour le soft power américain ne venait pas de la concurrence extérieure, mais des glissements internes de la société américaine. La polarisation croissante et la fragilisation culturelle et sociale interne des États-Unis sapent progressivement les fondements mêmes de leur attractivité. Dans ce contexte, des productions comme Indiana Jones peuvent paradoxalement témoigner d’une époque révolue où l’Amérique pouvait encore incarner, de manière crédible, l’universalisme civilisationnel qu’elle prétendait défendre.
La cartographie de l’appropriation symbolique : analyse des lieux de tournage
Tableau complet des lieux patrimoniaux de tournage – Saga Indiana Jones
Tableau principal par film
Film | Lieu | Pays | Statut patrimonial | Utilisation dans le film | Type de site |
Les Aventuriers de l’arche perdue (1981) | |||||
Kairouan | Tunisie | UNESCO (1988) – Ville historique | Représente Le Caire | Site culturel | |
Base sous-marine de La Rochelle | France | Monument historique français | Scènes de sous-marin allemand | Site militaire historique | |
La Pallice | France | Installations portuaires historiques | Port | Infrastructure historique | |
Kauai | Hawaii, États-Unis | Parc naturel | Amérique du Sud (ouverture) | Site naturel | |
Hamilton Field | Californie, États-Unis | Ancienne base aérienne historique | Aéroport | Site militaire historique | |
Indiana Jones et le Temple maudit (1984) | |||||
Rua de Felicidade | Macao | Patrimoine colonial portugais | Shanghai (Club Obi Wan) | Architecture coloniale | |
Temple de la Dent, Kandy | Sri Lanka | UNESCO (1988) – Ville sacrée | Ambiance temple bouddhiste | Site religieux | |
Plantation de thé d’Hantana | Sri Lanka | Patrimoine culturel | Village de Mayapore | Site agricole historique | |
Orphelinat d’éléphants de Pinnawala | Sri Lanka | Réserve naturelle | Trajet à dos d’éléphant | Site de conservation | |
Udawattakele Sanctuary | Sri Lanka | Parc forestier protégé | Forêt tropicale | Site naturel protégé | |
Barrage Victoria (pont) | Sri Lanka | Infrastructure historique | Pont suspendu | Ouvrage d’art | |
Bogambara Lake | Sri Lanka | Lac de Kandy | Paysages | Site naturel | |
Mammoth Mountain | Californie, États-Unis | Parc naturel | Himalayas (crash avion) | Site naturel | |
Parc national de Yosemite | Californie, États-Unis | UNESCO (1984) – Site naturel | Himalayas (rivière) | Site naturel UNESCO | |
American River | Californie, États-Unis | Cours d’eau protégé | Suite crash avion | Site naturel | |
Indiana Jones et la Dernière Croisade (1989) | |||||
Al Khazneh (Le Trésor) | Pétra, Jordanie | UNESCO (1985) – Site culturel | Temple du Graal | Site archéologique | |
Canyon du Siq | Pétra, Jordanie | UNESCO (1985) – Site culturel | Accès au temple | Site naturel/archéologique | |
Chiesa di San Barnaba | Venise, Italie | UNESCO (1987) – Patrimoine vénitien | Bibliothèque (extérieur) | Architecture religieuse | |
Palais des Doges | Venise, Italie | UNESCO (1987) – Patrimoine vénitien | Scènes vénitiennes | Palais historique | |
Pont des Soupirs | Venise, Italie | UNESCO (1987) – Patrimoine vénitien | Architecture vénitienne | Monument historique | |
Mesquita de Cordoue | Cordoue, Espagne | Bien d’Intérêt Culturel | Bibliothèque (intérieur) | Architecture religieuse | |
Playa de Monsul, Cabo de Gata | Almería, Espagne | Parc naturel | Scènes de chars d’assaut | Site naturel protégé | |
Désert de Tabernas | Almería, Espagne | Paysage protégé | Paysages désertiques | Site naturel | |
Gare de Guadix | Guadix, Espagne | Patrimoine ferroviaire | Gare ferroviaire | Infrastructure historique | |
Bürresheim Castle | Allemagne | Monument historique | Château de Brunwald | Château médiéval | |
Stowe School | Buckinghamshire, Angleterre | Patrimoine éducatif | Collège de Donovan | Architecture éducative | |
North Weald Airfield | Essex, Angleterre | Aérodrome historique | Aérodrome | Infrastructure militaire | |
Indiana Jones et le Royaume du crâne de cristal (2008) | |||||
Yale University | New Haven, Connecticut, États-Unis | Campus historique | Marshall College | Architecture universitaire | |
Chutes d’Iguaçu | Argentine/Brésil | UNESCO (1984/1986) – Site naturel | Chutes d’eau amazoniennes | Site naturel UNESCO | |
Ghost Ranch | Nouveau-Mexique, États-Unis | Formations géologiques protégées | Paysages désertiques | Site naturel protégé | |
Parcs naturels | Hawaï, États-Unis | Sites protégés | Séquences amazoniennes | Sites naturels | |
Paysages agricoles | Fresno, Californie, États-Unis | Zone agricole | Décors américains | Paysage rural | |
Indiana Jones et le Cadran de la destinée (2023) | |||||
Cefalù – Marina et Lungomare | Sicile, Italie | Centre historique | Port sicilien | Architecture médiévale | |
Piazza Duomo, Cefalù | Sicile, Italie | Architecture normande | Place principale | Architecture religieuse | |
Sites archéologiques | Sicile, Italie | Patrimoine archéologique | Antikythera (reconstitution) | Sites antiques | |
Châteaux et sites historiques | Royaume-Uni | Patrimoine britannique | Décors britanniques | Architecture historique | |
Médinas historiques | Maroc | Architecture berbère/arabe | Ambiance orientale | Architecture traditionnelle |
Tableau récapitulatif par statut patrimonial
Sites UNESCO utilisés directement
Site | Pays | Date inscription | Type | Film(s) |
Kairouan | Tunisie | 1988 | Culturel | Les Aventuriers de l’arche perdue |
Ville sacrée de Kandy | Sri Lanka | 1988 | Culturel | Le Temple maudit |
Parc national de Yosemite | États-Unis | 1984 | Naturel | Le Temple maudit |
Pétra | Jordanie | 1985 | Culturel | La Dernière Croisade |
Venise et sa lagune | Italie | 1987 | Culturel | La Dernière Croisade |
Chutes d’Iguaçu | Argentine/Brésil | 1984/1986 | Naturel | Le Royaume du crâne de cristal |
Monuments historiques nationaux
Monument | Pays | Statut | Film |
Base sous-marine de La Rochelle | France | Monument historique | Les Aventuriers de l’arche perdue |
Mesquita de Cordoue | Espagne | Bien d’Intérêt Culturel | La Dernière Croisade |
Bürresheim Castle | Allemagne | Monument historique | La Dernière Croisade |
Yale University | États-Unis | Campus historique | Le Royaume du crâne de cristal |
Sites naturels protégés
Site | Pays | Statut | Film |
Cabo de Gata-Níjar | Espagne | Parc naturel | La Dernière Croisade |
Ghost Ranch | États-Unis | Site géologique protégé | Le Royaume du crâne de cristal |
Udawattakele Sanctuary | Sri Lanka | Parc forestier | Le Temple maudit |
Analyse géographique
Répartition par continent
Continent | Nombre de sites | Sites UNESCO | Pourcentage |
Europe | 12 | 2 | 35% |
Asie | 8 | 2 | 24% |
Amérique du Nord | 7 | 1 | 21% |
Afrique | 4 | 1 | 12% |
Amérique du Sud | 3 | 1 | 8% |
Impact patrimonial
Total des sites patrimoniaux utilisés : 34 lieux Sites UNESCO : 6 sites (17,6%) Monuments historiques nationaux : 8 sites (23,5%) Sites naturels protégés : 12 sites (35,3%) Autres sites patrimoniaux : 8 sites (23,5%)
Ces tableaux révèlent l’appropriation systématique des sites les plus emblématiques du patrimoine mondial par la saga Indiana Jones, transformant ces lieux en décors pour une vision américano-centrée de l’aventure archéologique.
L’examen systématique des lieux de tournage révèle une géostratégie culturelle particulièrement élaborée. La saga s’approprie visuellement six sites du patrimoine mondial UNESCO – Pétra, les chutes d’Iguaçu, Kandy, Polonnaruwa, Sigiriya et Kairouan – transformant ces joyaux du patrimoine de l’humanité en décors pour une épopée américaine.
Cette captation symbolique opère selon plusieurs modalités révélatrices :
L’orientalisme patrimonial : Le Temple maudit utilise les sites bouddhistes du Sri Lanka (Kandy, Udawattakele, Sigiriya) pour représenter une Inde fantasmée, perpétuant les stéréotypes coloniaux sur l’Orient mystérieux et dangereux. Cette substitution géographique – Sri Lanka pour l’Inde – révèle le mépris occidental pour la spécificité culturelle des pays du Sud, réduits à un exotisme interchangeable.
L’appropriation du prestige européen : La Dernière Croisade mobilise les monuments les plus emblématiques de l’Europe – Venise (Palais des Doges, Basilique Saint-Marc), la Mesquita de Cordoue, les châteaux allemands – pour ancrer l’aventure américaine dans la légitimité culturelle du Vieux Continent. Cette stratégie révèle la nécessité pour le soft power américain de s’adosser au prestige patrimonial européen.
La naturalisation du paysage américain : Le Royaume du crâne de cristal, seul épisode majoritairement tourné en Amérique, présente les campus universitaires de Yale et les parcs naturels américains comme des lieux patrimoniaux évidents, naturalisant l’hégémonie culturelle américaine sur son propre territoire.
Cette géographie des tournages constitue une véritable carte du soft power : elle révèle comment Hollywood s’approprie les sites les plus prestigieux du patrimoine mondial pour les intégrer dans un récit américano-centré, opérant une colonisation symbolique des imaginaires patrimoniaux planétaires.
La réception mondiale et ses révélateurs géopolitiques
L’analyse de la réception mondiale d’Indiana Jones révèle les mécanismes complexes du soft power patrimonial. En Europe occidentale, la saga rencontre un accueil généralement favorable : elle semble résonner avec l’imaginaire colonial européen tout en s’inscrivant dans l’alliance culturelle atlantique. Le personnage de Jones, WASP éduqué évoluant dans des contextes européens familiers, incarne une figure d’aventurier occidental accessible aux publics du Vieux Continent.
La réception apparaît plus nuancée dans certains pays du Sud, bien que les données précises restent à documenter. En Inde, Le Temple maudit aurait suscité des controverses liées à sa représentation de l’hindouismeCineserie.com, « Indiana Jones et le Temple Maudit : découvrez pourquoi le film a été interdit en Inde », mais l’ampleur et la nature exactes de ces réactions mériteraient une étude approfondie des sources contemporaines. Nous verrons un peu plus loin une amorce d’étude sur le sujet. De même, les réactions dans d’autres régions anciennement colonisées révèleraient probablement des tensions entre attrait pour la production hollywoodienne et résistances aux stéréotypes véhiculés.
En Chine, l’évolution de la réception témoigne des transformations géopolitiques récentes. L’accès progressif au marché chinois dans les années 1990-2000 coïncide avec l’émergence de la Chine comme puissance culturelle, suggérant des mécanismes d’appropriation sélective du modèle occidental qui mériteraient une analyse détaillée des stratégies de diffusion et de réception. Une première piste pourrait être d’explorer Schemes in Antiques film d’aventure et de suspense chinois sorti en 2021, réalisé par Derek Kwok et adapté du roman à succès de Ma Boyong. Il est souvent présenté comme « l’Indiana Jones chinois » en raison de ses thèmes et de sa structure narrative proches de la célèbre saga hollywoodienne.
Le patrimoine comme enjeu géopolitique : l’UNESCO face aux prétentions nationales
L’Arche d’Alliance et la guerre patrimoniale nazie : antécédents historiques
Les Aventuriers de l’Arche perdue (1981) place d’emblée le patrimoine au cœur des enjeux géopolitiques en s’inspirant directement de réalités historiques documentées. L’Ahnenerbe, l’institut de recherche pseudo-scientifique SS créé par Heinrich Himmler en 1935, menait effectivement des expéditions archéologiques pour légitimer l’idéologie nazieVoir « L’archéologie, une arme de propagande au service du nazisme ».
L’expédition allemande au Tibet en 1938-1939, dirigée par Ernst Schäfer, les fouilles en Grèce occupée, la quête des origines aryennes : ces entreprises témoignent de l’instrumentalisation systématique du patrimoine à des fins de légitimation politique. Le film transpose cette réalité en faisant de l’Arche une arme patrimoniale ultime, métaphore de la façon dont le contrôle du patrimoine peut conférer une supériorité symbolique décisive.
L’analyse de l’idole chachapoyan qui ouvre Les Aventuriers de l’Arche perdue révèle un autre cas d’école des mécanismes de falsification patrimoniale. Censée incarner l’art précolombien des Chachapoyas – peuple andin effectivement historiquePérou – La mystérieuse civilisation Chachapoyas–, cette idole dorée procède en réalité d’une triple appropriation culturelle. D’abord géographique : elle transpose des codes esthétiques aztèques vers l’univers inca, témoignant du mépris occidental pour les spécificités culturelles amérindiennes, réduites à un « primitivisme » interchangeable. Ensuite temporelle : elle s’inspire d’un faux du XIXe siècle, révélant comment l’archéologie coloniale a fabriqué ses propres références authentiques pour légitimer ses pillages.
Plus troublant encore, cette création fictionnelle s’inscrit dans une tradition pseudo-scientifique incarnée par des figures comme Jacques de Mahieu, archéologue collaborateur et théoricien racial qui développa ses thèses sur les origines « vikings » des civilisations amérindiennes au service de l’Ahnenerbe SS. Cette filiation intellectuelle souterraine entre falsification nazie et création hollywoodienne n’est pas fortuite. Elle révèle en effet la permanence d’une vision occidentale du patrimoine amérindien comme territoire de projection fantasmatique, où l’appropriation culturelle se nourrit des mêmes présupposés racialistes que l’archéologie idéologique du IIIe Reich.
L’ironie tragique veut que Belloq, l’archéologue français rival d’Indiana Jones, semble directement inspiré de ces figures ambiguës de l’archéologie coloniale. En faisant d’un collaborateur de l’Ahnenerbe le double maléfique du héros américain, Spielberg opère une dénégation révélatrice : il semble projeter sur l’Europe fasciste les mécanismes d’appropriation culturelle que l’Amérique perpétue sous d’autres formes, transformant en critique historique ce qui constitue une autocélébration déguisée.
Cette thématisation préfigure les débats contemporains sur la restitution des biens culturels spoliés pendant la Seconde Guerre mondiale, enjeu majeur des relations internationales depuis les années 1990.
Le choix de tourner les séquences égyptiennes en Tunisie (Grande Mosquée de Kairouan, classée UNESCO) révèle paradoxalement une autre forme d’appropriation : l’interchangeabilité des patrimoines arabes dans l’imaginaire occidental, où Kairouan peut représenter Le Caire sans distinction culturelle.
L’UNESCO et la bataille des définitions patrimoniales
La création de l’UNESCO en 1945, puis l’adoption de la Convention du patrimoine mondial en 1972, constituent des tentatives de dépasser les appropriations nationales du patrimoine par une approche universaliste. Mais cette démarche masque mal les rapports de force géopolitiques à l’œuvre dans la définition même du patrimoine mondial.
La saga Indiana Jones accompagne paradoxalement cette évolution. La Dernière Croisade (1989), en mettant en scène la quête du Graal à travers plusieurs pays européens, illustre la conception UNESCO d’un patrimoine transnational qui transcende les frontières. Le film utilise effectivement des sites patrimoniaux de trois pays – Jordanie (Pétra, idée sans doute reprise chez Hergé, Spielberg en est un grand fan – Dans Coke en Stock Tintin découvre Pétra -), Espagne (Mesquita de Cordoue, Cabo de Gata) et Italie (Venise) – créant une géographie patrimoniale européenne unifiée. Mais la morale finale – le Graal ne peut quitter son temple – entre en contradiction avec la logique muséale occidentale qui décontextualise systématiquement les objets patrimoniaux.
Cette tension révèle les limites de l’universalisme patrimonial UNESCO. Dominée par les puissances occidentales lors de sa création, l’organisation peine à intégrer les conceptions non-occidentales du patrimoine. La sur-représentation européenne dans les premiers classements (phénomène dénoncé dès les années 1990), la primauté accordée au patrimoine bâti sur l’immatériel, l’occidentalo-centrisme des critères d’évaluation : autant de biais qui reproduisent les hiérarchies culturelles héritées de la période coloniale.
L’utilisation par la saga de sites UNESCO majoritairement non-européens (4 sites sur 6) mais représentés selon des codes occidentaux illustre parfaitement cette tension : l’universalisme patrimonial sert de paravent à l’appropriation culturelle.
Patrimoine immatériel et nouvelles définitions : des limites réelles
L’adoption de la Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel en 2003 marque une évolution majeure de l’UNESCO, tentant d’intégrer les traditions orales, les savoir-faire, les expressions culturelles négligées par l’approche monumentale classique. Cette évolution remet en question le modèle patrimonial incarné par Indiana Jones.
Le Royaume du crâne de cristal illustre involontairement cette tension. Les populations indigènes d’Amazonie, détentrices d’un patrimoine immatériel millénaire (langues, cosmogonies, pharmacopée traditionnelle), sont réduites à des gardiens mystiques d’un objet matériel. Le tournage aux chutes d’Iguaçu (site UNESCO binational) privilégie le spectacle naturel sur les cultures indigènes locales, perpétuant la vision occidentale d’une nature vierge habitée par des « primitifs ». Cette réduction témoigne de l’incapacité du modèle occidental à appréhender des conceptions patrimoniales où l’objet n’existe que par et dans sa pratique sociale.
Bien plus tôt la séquence d’ouverture du Temple maudit révèle une stratégie d’appropriation culturelle particulièrement sophistiquée à travers l’usage du patrimoine musical occidental. Le choix d' »Anything Goes« , standard de Cole Porter créé en 1934 et consacré par les interprétations de Sinatra et Ella Fitzgerald, semble opèrer une double colonisation symbolique. D’abord géographique : cette chanson emblématique du répertoire américain résonne dans un cabaret shanghaïen, illustrant l’hégémonie culturelle occidentale jusque dans l’Asie des années 1930Concessions (étrangères en Chine). Ensuite temporelle : ce patrimoine immatériel musical, devenu classique au moment du tournage (1983), légitime rétrospectivement la présence américaine en Orient.
Cette ouverture en majesté illustre parfaitement la définition UNESCO du patrimoine culturel immatériel : « Anything Goes » constitue une expression culturelle transmise de génération en génération, appropriée par les communautés et groupes qui la reconnaissent comme partie intégrante de leur patrimoine culturel. Spielberg exploite ce patrimoine partagé pour en faire l’étendard d’une conquête culturelle assumée. Le numéro chorégraphique, mélange de music-hall new-yorkais et d’exotisme orientalisant, transforme Shanghai en décor d’une fantaisie américaine, préfigurant l’appropriation des sites indiens qui suivra (dans la chronologie des aventures d’Indiana Jones Le temple maudit se passe avant Les Aventuriers de l’Arche perdue).
Cette séquence peut ainsi révéler comment le soft power américain instrumentalise son propre patrimoine culturel pour légitimer ses incursions dans les espaces culturels non-occidentaux. « Anything Goes » devient ainsi le manifeste involontaire de cette logique appropriative : tout est permis, y compris la colonisation symbolique des imaginaires planétaires par le patrimoine immatériel américain.
L’ironie est que la saga elle-même accède au statut de patrimoine immatériel : ses répliques cultes, ses codes narratifs, ses références visuelles constituent un corpus culturel partagé qui circule indépendamment des films eux-mêmes. Cette patrimonialisation populaire échappe aux cadres institutionnels classiques et révèle les mutations contemporaines de la notion patrimoniale.
Entre préservation et spectacle : les contradictions de l’archéologie face aux standards UNESCO
L’anti-méthode archéologique et les chartes internationales
L’UNESCO adopte en 1956 la « Recommandation » définissant les principes internationaux à appliquer en matière de fouilles archéologiques, puis la « Charte de Venise » en 1964 pour la conservation et la restauration des monuments. Ces textes établissent une déontologie stricte : documentation exhaustive, préservation in situ, respect des contextes culturels, collaboration avec les communautés locales.
Indiana Jones incarne systématiquement l’antithèse de ces principes. L’ouverture des Aventuriers de l’Arche perdue, dans le temple péruvien reconstitué aux studios d’Elstree, concentre tous les travers dénoncés par l’archéologie moderne : destruction de contextes stratigraphiques, pillage d’objets sacrés, absence de documentation scientifique, mépris des traditions locales. Cette séquence iconique représente exactement ce que les standards UNESCO cherchent à éradiquer. Mais elle est aussi tout à fait logique dans le cadre des aventures qui se déroulent dans les années 30, donc bien avant la signature de la charte.
L’analyse des lieux de tournage révèle une autre contradiction : alors que les véritables sites UNESCO sont utilisés comme décors spectaculaires, les séquences de fouilles sont systématiquement tournées en studio ou dans des reconstitutions. Cette dichotomie sépare artificiellement le patrimoine-spectacle (les vrais sites utilisés pour leur valeur esthétique) du patrimoine-objet (reconstitué pour être détruit narrativement).
Cette contradiction n’est pas anodine : elle révèle la permanence d’une conception coloniale du patrimoine où l’extraction prime sur la contextualisation, où l’appropriation occidentale se justifie par l’argument de la conservation universelle.
Le musée comme légitimation : appropriation versus restitution
Chaque film s’achève par la même séquence narrative : l’objet patrimonial rejoint les collections d’un musée américain, présenté comme garant de sa préservation pour l’humanité. Cette récurrence légitime l’appropriation culturelle par l’argument universaliste, exactement à contre-courant des évolutions contemporaines du droit international.
La Déclaration UNESCO de 1978 sur la race et les préjugés raciaux, puis la Convention de 1970 sur les mesures à prendre pour interdire et empêcher l’importation, l’exportation et le transfert de propriété illicites des biens culturels, établissent progressivement un cadre juridique restrictif. Les revendications de restitution se multiplient : marbres du Parthénon réclamés par la Grèce, bronzes du Bénin par le Nigeria, buste de Néfertiti par l’Égypte.
L’utilisation cinématographique de ces sites patrimoniaux contestés révèle l’ampleur du défi. Pétra, utilisée pour représenter le temple du Graal, appartient à la Jordanie mais incarne dans l’imaginaire occidental un patrimoine universel appropriable. Pour la Jordanie, Pétra n’étant pas un site musulman, l’exploitation à des fins touristiques est une opportunité majeure. Venise, théâtre de la poursuite en motomarine, voit son patrimoine architectural instrumentalisé pour un spectacle américain. Cette appropriation visuelle précède et légitime l’appropriation physique des objets.
Indiana Jones, en perpétuant le modèle de l’appropriation légitime, entre en collision frontale avec ces évolutions. Sa réplique culte « It belongs in a museum ! » (La Dernière Croisade) cristallise cette tension : quel musée ? Selon quels critères ? Au bénéfice de qui ? Ces questions, constituent pourtant l’enjeu central des politiques patrimoniales contemporaines.
Patrimoine en péril et responsabilité de protéger
L’UNESCO développe depuis les années 1970 le concept de patrimoine en péril, justifiant des interventions d’urgence pour sauvegarder des sites menacés. Les destructions de Palmyre par Daech (2015), des Bouddhas de Bâmiyân par les Talibans (2001), des manuscrits de Tombouctou par les groupes djihadistes (2012) actualisent dramatiquement cette problématique.
Indiana Jones semble ainsi anticiper ces enjeux : chaque film met en scène un patrimoine menacé de destruction ou de détournement idéologique. L’utilisation de véritables sites UNESCO (Pétra, Kandy, Kairouan) pour incarner ces patrimoines menacés révèle une instrumentalisation prophétique : ces lieux sont présentés comme naturellement vulnérables, nécessitant une protection occidentale.
Mais sa réponse – l’intervention héroïque individuelle – contraste avec l’approche institutionnelle de l’UNESCO qui privilégie la coopération internationale, la formation des personnels locaux, le développement de capacités endogènes de préservation. Le tournage au Sri Lanka pour Le Temple maudit illustre cette tension : les sites bouddhistes réels servent de décor à une intrigue qui ignore totalement les communautés locales et leurs pratiques patrimoniales.
Cette différence révèle deux conceptions antagonistes de la responsabilité de protéger patrimoniale : l’une, occidentale et interventionniste, légitime l’appropriation par l’urgence ; l’autre, multilatérale et capacitaire, privilégie l’autonomisation des acteurs locaux.
Géopolitique de la réception : Indiana Jones comme soft power global
Succès différenciés et résistances culturelles : une géographie à préciser
L’analyse géographique de la réception d’Indiana Jones suggère des mécanismes complexes du soft power culturel américain, bien que les données précises sur cette réception restent souvent fragmentaires et mériteraient des études approfondies. En Europe occidentale, la saga bénéficie d’un accueil généralement enthousiaste qui semble témoigner de l’efficacité de l’alliance culturelle atlantique. Les publics européens paraissent adhérer à cette vision américanisée de l’héritage occidental, y trouvant possiblement une nostalgie acceptable de la grandeur impériale.
L’utilisation extensive de sites patrimoniaux européens (Venise, Cordoue, châteaux allemands) facilite cette adhésion : le public européen reconnaît son propre patrimoine magnifié par la production hollywoodienne, créant un effet de légitimation réciproque.
Les réactions dans les pays anciennement colonisés suggèrent des dynamiques plus contrastées. Le cas de Le Temple maudit en Inde illustre ces tensions potentielles : des sources font état de controverses liées à la représentation de l’hindouisme, mais l’ampleur et les modalités précises de ces réactions nécessiteraient un dépouillement systématique des archives de presse et des témoignages de l’époque.
Cette controverse révèle toutefois la complexité des mécanismes d’appropriation culturelle à l’œuvre. Si la représentation de la déesse Kali relève effectivement d’une simplification spectaculaire – ce que Sylvie Brunel théorisera plus tard comme la « disneylandisation » de la cultureVoir https://geoconfluences.ens-lyon.fr/glossaire/disneylandisation –, Spielberg pointe paradoxalement du doigt certains éléments authentiques de la culture hindoue traditionnelle : l’intrication du religieux et du politique (que l’on observe encore aujourd’hui avec le nationalisme hindou de Modi), ou la persistance historique des sacrifices humains, pratique marginale mais documentée, aujourd’hui illégale mais non totalement éradiquéeVoir Les formes sacrificielles dans l’hindouisme populaire.
Cette ambiguïté rend Le Temple maudit particulièrement problématique : on ne peut réduire l’hindouisme à ces aspects extrêmes, mais ceux-ci font partie intégrante de certaines traditions hindoues. Le film oscille ainsi entre caricature orientaliste et révélation de réalités culturelles complexes, difficilement appréhensibles pour un public occidental. Ces résistances supposées révéleraient les limites du soft power face aux sensibilités postcoloniales, mais leur étude reste largement à entreprendre.
Par exemple prenons appui sur la profanation symbolique du Shiva Lingam. Les pierres de Sankara du film ne sont pas de simples objets magiques inventés par Hollywood : elles constituent une appropriation et une déformation du symbole le plus sacré de l’hindouisme, le Shiva Lingam. Cette appropriation est d’autant plus problématique qu’elle opère plusieurs niveaux de profanation :
- Décontextualisation sacrée : le Shiva Lingam n’est pas un objet au sens occidental : c’est la manifestation physique de Shiva lui-même, présent dans la pierre. Le transformer en pierre magique à voler relève du sacrilège absolu dans la cosmologie hindoue.
- Instrumentalisation spectaculaire : utiliser ce symbole sacré comme dans une aventure hollywoodienne équivaut à transformer l’eucharistie en accessoire de cinéma pour un public occidental. L’incompréhension culturelle devient profanation active.
- Ignorance de la symbolique sexuelle sacrée : le Lingam-Yoni représente l’union créatrice masculine-féminine, principe cosmogonique fondamental. Cette dimension sexuelle sacrée, omniprésente dans l’art indien, est totalement évacuée par le film qui ne retient que l’aspect pierre mystérieuse.
Réception nationaliste et résistance culturelle
Nous trouvons sans doute ici un point central de la controverse indienne. Violation du plus sacré : toucher au Shiva Lingam, c’est s’attaquer au fondement même de l’hindouisme. Mobilisation nationaliste : les mouvements hindouistes ont pu utiliser cette profanation comme symbole de l’arrogance occidentale. Enfin enjeu politique : dans l’Inde post-coloniale des années 1980, cette appropriation résonne avec les luttes pour la souveraineté culturelle. La difficulté des analyses occidentales à saisir la profondeur des résistances culturelles est réelle. La « controverse » indienne n’est pas une simple susceptibilité postcoloniale : c’est une réaction à une profanation religieuse majeure, une méconnaissance globale. Le film ne pourrait sortir en l’état de nos joursSHASHI ON SUNDAY: India, Jones and the template of dhoom – Times of India.
Enfin, le fait que le film ait été tourné au Sri Lanka plutôt qu’en Inde révèle peut-être une conscience des résistances potentielles : utiliser un pays voisin pour représenter l’Inde permet d’éviter les controverses directes tout en maintenant l’orientalisme désiré.
Les Thugs : construction coloniale d’un mythe patrimonialVoir entre autres cet article sur les Thugs et leur chef dans le film, Mola Ram
La réalité historique contestée
Les études contemporaines sont de plus en plus sceptiques quant au concept des Thugs et remettent en question l’existence d’un tel phénomène, ce qui conduit de nombreux historiens à décrire les Thugs comme une invention du régime. Cette révision historiographique est cruciale pour comprendre l’enjeu patrimonial.
Les Thugs représentent depuis leur découverte en Occident (env. 1830) un certain type de barbarie orientale, et ont été ainsi érigés en symboles et ont de façon récurrente habité l’imaginaire. William Sleeman, l’administrateur colonial chargé de leur répression, devient aussi leur premier historiographe, créant un patrimoine colonial qui légitime la domination britannique.
Patrimonialisation coloniale et résistance
L’affaire des Thugs illustre parfaitement comment le colonialisme fabrique son propre patrimoine justificateur. Convaincu de l’hérédité du crime, il pousse les Thugs arrêtés à trahir leurs complices contre la vie sauve, et développe un fichier indiquant noms et villages. Cette méthode crée une archive coloniale qui devient patrimoine historique occidental. Ces événements sanglants marqueront également la naissance d’un imaginaire de l’horreur, transformant un phénomène possiblement marginal en véritable mythe patrimonial durable qui justifie l’intervention civilisatrice britannique.
Le syncrétisme culturel aberrant : cœur arraché aztèque en contexte hindou
Cette confusion révèle plusieurs niveaux de problématiques patrimoniales. Spielberg, nourris pas ces références, mélange les références sacrificielles aztèques (arrachement du cœur) avec le contexte hindou (culte de Kali), révélant une vision occidentale où toutes les cultures « primitives » sont équivalentes et interchangeables. Le rituel du cœur arraché, élément central de la cosmologie mésoaméricaine, est réduit à un effet de terreur hollywoodien. Le culte de Kali, déesse complexe de destruction créatrice, est amalgamé avec des pratiques qui lui sont étrangères. Il y a donc une double profanation. Cette fusion crée un patrimoine fictif qui pollue la compréhension des deux cultures authentiques, générant un syncrétisme colonial qui n’existe que dans l’imaginaire occidental.
Enjeux géopolitiques contemporains
Cette appropriation patrimoniale multiple révèle comment Indiana Jones participe à la dépatrimonialisation des cultures non-occidentales. Les cultures deviennent des réservoirs de symboles exploitables. L’Occident se pose en ordonnateur légitime des patrimoines mondiaux. Les mécanismes coloniaux de fabrication mythologique (cas des Thugs) sont naturalisés.
Mère Teresa et Indiana Jones …
L’analyse des influences culturelles ayant présidé au choix de l’Inde comme cadre du Temple maudit révèle aussi une convergence significative d’imaginaires occidentaux au tournant des années 1980. Allons plus loin et explorons une piste. La médiatisation intensive de Mère Teresa – figure mondiale depuis le documentaire Something Beautiful for God (1969), consacrée par le prix Nobel de la paix en 1979 – forge dans l’inconscient collectif occidental une représentation de l’Inde indissociable de la pauvreté, de la spiritualité et surtout de l’enfance en détresse. Cette image, largement diffusée dans les médias américains, contribue à ancrer l’Inde dans l’imaginaire hollywoodien comme terre d’aventure humanitaire et de vulnérabilité infantile.
Bien qu’aucune source ne documente explicitement cette influence sur Spielberg, la coïncidence temporelle et thématique interroge. Le réalisateur, particulièrement sensible au thème de l’enfance dans son œuvre (E.T., Empire du Soleil), inscrit le Temple maudit dans une tradition d’exotisme oriental héritée de Lawrence d’Arabie, mais y ajoute une dimension inédite : la centralité dramatique des enfants esclaves. Cette convergence entre l’Inde médiatisée de Mère Teresa – terre de misère et d’enfance martyrisée – et l’Inde fantasmée du Temple maudit – lieu de sacrifices d’enfants et de rituels barbares – révèle comment l’actualité humanitaire peut nourrir inconsciemment les représentations cinématographiques orientalistes.
Cette hypothèse, bien que tout à fait spéculative, éclaire les mécanismes par lesquels le soft power occidental s’alimente des figures charismatiques contemporaines pour légitimer ses appropriations culturelles. L’Inde de Spielberg, entre compassion térésiènne et épouvante hollywoodienne, cristallise l’ambiguïté occidentale face à l’Autre : objet de pitié charitable et source de terreur primitive.
Au Moyen-Orient, la réception de La Dernière Croisade mériterait également une analyse détaillée, notamment concernant l’appropriation des références religieuses et historiques régionales par une production occidentale. L’utilisation de Pétra, joyau de la culture nabatéenne et arabe pré-islamique, pour représenter un temple chrétien (le Graal) constitue une forme d’appropriation symbolique particulièrement révélatrice.
La Chine et l’appropriation sélective du modèle : hypothèses d’analyse
La réception chinoise d’Indiana Jones offre un cas d’étude potentiellement révélateur, bien que les données disponibles restent partielles. Interdits pendant l’ère maoïste, les films accèdent progressivement au marché chinois dans les années 1990-2000. Bien que les chiffres précis de box-office nécessiteraient une vérification, l’accueil semble globalement favorable, témoignant possiblement de l’appétence du public chinois pour les productions hollywoodiennes.
Cette réception favorable suggère plusieurs mécanismes d’analyse. D’abord, l’attrait pour les productions hollywoodiennes comme vecteurs de modernité et d’ouverture au monde. Ensuite, une possible projection des ambitions chinoises émergentes : la Chine développant ses propres politiques de soft power culturel, notamment à travers les Instituts Confucius et les initiatives culturelles liées aux « Nouvelles routes de la soie ».
L’hypothèse d’une réception sélective mériterait d’être documentée : comment les références géopolitiques américaines (notamment anti-soviétiques dans Le Royaume du crâne de cristal) sont-elles perçues et éventuellement réinterprétées par les publics et les autorités chinoises ? Cette question témoignerait de la capacité des puissances émergentes à détourner le soft power occidental, mais elle reste largement à explorer empiriquement.
Émergence d’alternatives : du modèle unique à la multipolarité culturelle
L’évolution récente de l’industrie cinématographique mondiale suggère une possible relativisation du modèle Indiana Jones. L’expansion de Bollywood développe ses propres figures patrimoniales (exemple de Jodhaa Akbar, 2008) ; le cinéma chinois explore progressivement ses héritages patrimoniaux (The Mummy: Tomb of the Dragon Emperor, co-production sino-américaine) ; les productions africaines réinvestissent leurs références historiques.
Yeelen de Souleymane Cissé : ce film est ancré dans la culture bambara et mêle mythes, initiation et aventures dans le désert. Il suit un jeune garçon qui doit affronter des périls pour accéder au savoir ancestral. Ce mélange de quête initiatique et d’éléments surnaturels rappelle l’aventure et la découverte.
Malaïka, patrimoine culturel d’une nation (Burkina Faso, 2025) est un film d’animation burkinabè réalisé par André Daniel Tapsoba, coproduit notamment par Serge Dimitri Pitroipa, et présenté en compétition officielle au FESPACO 2025. Ce court-métrage de 9 minutes met en scène Malaïka, une adolescente albinos, accompagnée de « I », une intelligence artificielle, dans un voyage à la découverte du riche patrimoine matériel et immatériel du Burkina Faso.
Cette multipolarisation culturelle émergente pourrait remettre en question l’hégémonie du modèle occidental incarné par Indiana Jones. Les publics mondiaux accèdent désormais à des représentations alternatives du patrimoine et de l’aventure, échappant potentiellement au monopole hollywoodien – bien que l’ampleur réelle de ce phénomène reste à mesurer empiriquement.
Ces productions alternatives adoptent souvent une approche patrimoniale radicalement différente : elles ancrent leurs récits dans des territoires culturels spécifiques, privilégient le patrimoine immatériel sur les objets, intègrent les communautés locales comme gardiennes légitimes de leur héritage. Cette évolution constitue un défi direct au modèle extractif et appropriatif incarné par Indiana Jones.
Cette évolution s’inscrit dans un mouvement plus large de contestation du soft power américain. Les politiques culturelles chinoises, la diplomatie culturelle russe, l’influence croissante de Nollywood en Afrique : autant de développements qui relativisent la prétention universaliste.
Indiana Jones comme patrimoine : métaréflexion sur les mutations contemporaines
De la pop culture au patrimoine UNESCO : processus de légitimation
La saga Indiana Jones illustre paradoxalement sa propre théorie en devenant elle-même patrimoine culturel. Ce processus de patrimonialisation s’opère selon les mécanismes classiques identifiés par l’UNESCO : reconnaissance institutionnelle (National Film Registry de la Library of Congress, 1999), transmission intergénérationnelle (références dans la culture populaire contemporaine), appropriation communautaire (fandom mondial, conventions, produits dérivés).
Cette évolution témoigne de l’élargissement contemporain de la notion patrimoniale. L’UNESCO reconnaît progressivement la légitimité du patrimoine populaire : le tango argentin (2009), le reggae jamaïcain (2018), les traditions culinaires diverses accèdent au statut de patrimoine immatériel de l’humanité. Indiana Jones, bien que non officiellement reconnu, participe de cette dynamique d’extension patrimoniale.
L’ironie de cette patrimonialisation réside dans le fait que les lieux de tournage eux-mêmes deviennent des destinations touristiques patrimoniales : Pétra voit affluer les « fans » d’Indiana Jones, Venise capitalise sur les séquences de poursuite, les châteaux allemands utilisent leur passage à l’écran comme argument promotionnel. Cette circulation touristique créée par la fiction révèle comment le soft power culturel génère une économie politique du patrimoine.
Cette patrimonialisation populaire révèle aussi les mutations de l’autorité culturelle. Ce ne sont plus seulement les institutions savantes qui définissent le patrimoine, mais aussi les communautés d’appropriation. Les fans d’Indiana Jones constituent une communauté transnationale qui perpétue, enrichit et en réinterprète l’héritage indépendamment des logiques institutionnelles.
Patrimoine global versus patrimoines locaux : tensions et hybridations
L’universalisation d’Indiana Jones génère des phénomènes d’hybridation culturelle révélateurs. En Inde, des productions locales reprennent les codes jonassiensVoir H. Jonas Le principe responsabilité pour explorer le patrimoine indien (Chandni Chowk to China, 2009). En Chine, le genre du film d’aventure archéologique se développe autour des références patrimoniales chinoises. Ces appropriations témoignent de la capacité des cultures locales à détourner les modèles globaux.
L’influence des lieux de tournage dans cette hybridation est significative : les sites UNESCO utilisés par la saga deviennent des références visuelles globales, reproduites et réinterprétées dans les productions locales. Pétra inspire l’esthétique de temples fictifs dans des films asiatiques ; l’architecture vénitienne devient un code visuel de prestige patrimonial ; les paysages désertiques tunisiens définissent l’imaginaire de l’Orient cinématographique.
Mais cette hybridation pose aussi des questions critiques. L’influence du modèle jonassien ne formate-t-elle pas les représentations locales du patrimoine ? L’archéologue-aventurier occidental ne devient-il pas la référence obligée, marginalisant d’autres conceptions de la relation au passé ?
Ces tensions illustrent les débats contemporains sur la glocalisation culturelle. Comment préserver la diversité patrimoniale face à l’homogénéisation des modèles globaux ? Comment articuler patrimoine mondial et patrimoines locaux sans reproduire les hiérarchies coloniales ?
Décolonisation du patrimoine et limites du modèle jonassien
La réévaluation critique contemporaine de la saga révèle les limites structurelles de son approche patrimoniale. Les mouvements de décolonisation des musées, les revendications de restitution, les critiques postcoloniales mettent en évidence l’occidentalo-centrisme du modèle jonassien.
L’analyse des lieux de tournage renforce cette critique : l’utilisation de sites UNESCO majoritairement situés dans l’ancien monde colonial (Tunisie, Sri Lanka, Jordanie) pour servir de décors à une épopée occidentale reproduit exactement les mécanismes de domination culturelle dénoncés par les études postcoloniales. Ces sites sont dépossédés de leur signification culturelle propre pour devenir des supports de fantasmes occidentaux.
Indiana Jones et le Cadran de la destinée (2023) tente une forme d’autocritique en présentant un Jones vieillissant, dépassé par l’évolution du monde. Le choix de tourner majoritairement en Europe (Sicile, Angleterre) plutôt que dans les anciennes colonies révèle peut-être une conscience des problématiques postcoloniales. Mais cette tentative de mise à distance reste superficielle : elle ne remet pas en question les fondements idéologiques du personnage, se contentant d’une mélancolie générationnelle.
Cette résistance au changement témoigne de la difficulté des industries culturelles occidentales à intégrer les critiques postcoloniales. Comment maintenir l’attractivité commerciale d’un héros aventurier tout en décolonisant sa relation au patrimoine ? Cette question dépasse le cas jonassien et interroge l’ensemble de l’industrie du divertissement occidental.
L’analyse des easter eggs dans Indiana Jones révèle effectivement un processus d’auto-patrimonialisation que Spielberg et Lucas mettent en œuvre dès les premiers films. Cette pratique mérite d’être examinée comme un mécanisme de construction patrimoniale conscient et stratégique.
L’auto-patrimonialisation par l’intertextualité
L’insertion systématique d’easter eggs dans Indiana Jones constitue une forme précoce d’auto-patrimonialisation. Les hiéroglyphes égyptiens représentant R2-D2 et C-3PO dans les colonnes du temple des Aventuriers de l’Arche perdue ou encore E.T. dans le Crâne de cristal ne sont pas de simples clins d’œil : ils établissent un univers référentiel cohérent qui transforme les productions Lucas-Spielberg en corpus culturel unifié.
R2D2, C-3PO
et voici E.T. dans le Crâne de cristal !
Cette pratique révèle plusieurs mécanismes patrimoniaux. Tout d’abord la création d’un méta-univers culturel. Les multiples références subtiles à Star Wars dans les divers films Indiana Jones et l’usage de la réplique iconique « I have a bad feeling about this » par Harrison Ford dans Kingdom of the Crystal Skull créent un réseau intertextuel qui dépasse la simple référence. Ces éléments construisent une cosmologie culturelle cohérente où chaque œuvre enrichit et légitime les autres.
L’anticipation de la patrimonialisation populaire est aussi en jeu. En insérant dès 1981 des références à Star Wars dans Indiana Jones, Spielberg et Lucas anticipent le processus de patrimonialisation de leurs œuvres. Ces easter eggs fonctionnent comme des marqueurs patrimoniaux qui signalent aux spectateurs l’appartenance à un univers culturel destiné à perdurer.
Enfin, la construction d’une légitimité culturelle cumulative renforce la légitimité des deux sagas. Star Wars légitime Indiana Jones par sa notoriété, tandis qu’Indiana Jones confère à Star Wars une dimension en quelque sorte cultivée par ses références historiques et archéologiques.
Cette pratique s’apparente à la patrimonialisation populaire mais révèle une dimension plus stratégique. Spielberg et Lucas ne subissent pas leur transformation en patrimoine : ils l’orchestrent activement. L’utilisation de sites UNESCO comme décors prend ainsi une dimension supplémentaire. En insérant des easter eggs dans ces lieux patrimoniaux officiels, les réalisateurs opèrent un transfert de légitimité : les sites historiques cautionnent l’œuvre fictionnelle, tandis que l’œuvre fictionnelle participe à la diffusion mondiale de ces sites.
Cette stratégie préfigure les mécanismes contemporains de gestion patrimoniale où les créateurs culturels anticipent et orientent leur propre canonisation. Les easter eggs deviennent ainsi des graines patrimoniales qui programment la perpétuation mémorielle de l’œuvre.
Limites et contradictions
Cependant, cette auto-patrimonialisation renforce aussi les critiques soulevées par l’article. En créant un univers référentiel auto-suffisant, Spielberg et Lucas renforcent l’appropriation culturelle occidentale : leurs œuvres deviennent des références obligées qui formatent les représentations patrimoniales mondiales. Cette pratique illustre parfaitement comment le soft power culturel américain s’auto-légitime par la création de ses propres canons patrimoniaux, court-circuisant les processus de patrimonialisation traditionnels pour s’imposer directement dans l’imaginaire collectif global.
L’Arche à Tanis : quand Hollywood réécrit l’histoire au prisme des conflits israélo-arabes
Poussons le curseur encore plus loin, une dernière fois. L’invention par Spielberg de la localisation de l’Arche d’Alliance à Tanis révèle une réécriture géopolitique particulièrement révélatrice du contexte des années 1970-1980. En situant le plus sacré des objets du judaïsme dans une cité égyptienne engloutie par la colère divine, le réalisateur semble opérer une transposition inconsciente des tensions israélo-arabes contemporaines dans le récit biblique. Cette fiction archéologique prend tout son sens au regard de la guerre du Kippour (1973) et des accords de Camp David (1978) : l’Égypte de Sadate, passée du statut d’ennemi juré à celui de partenaire de paix, devient en quelque sorte le lieu d’une réconciliation patrimoniale posthume.
La reconstitution de Tanis par Ralph McQuarrieRaiders of the Lost Ark (1981), Ralph McQuarrie and the Power of God, avec ses statues pharaoniques dominant l’Arche hébraïque, visualise cette appropriation symbolique : l’Égypte ancienne devient le conservatoire involontaire du patrimoine juif, préfigurant l’Égypte moderne comme partenaire stratégique d’Israël sous tutelle américaine. Cette géographie fictive évacue commodément la dimension conflictuelle de l’histoire : contrairement à la réalité historique où l’Arche disparaît lors de la destruction du Temple par Nabuchodonosor, Spielberg invente une Égypte gardienne et punitive, châtiée par la puissance divine pour avoir dérobé l’objet sacré.
Cette réécriture révèle comment Hollywood peut naturaliser les évolutions géopolitiques contemporaines en les inscrivant dans une temporalité biblique. L’Arche retrouvée à Tanis légitime rétrospectivement la réconciliation égypto-israélienne sous égide américaine : les trois puissances se retrouvent unies dans la quête d’un patrimoine commun, occultant les mécanismes politiques réels de cette normalisation. Le « pouvoir de Dieu » pourrait ainsi être lu comme métaphore du soft power américain, capable de réconcilier les ennemis héréditaires autour d’une archéologie de convenance.
Conclusion : vers une géopolitique décolonisée du patrimoine ?
Quarante-trois ans après Les Aventuriers de l’Arche perdue, la saga Indiana Jones nous confronte à un paradoxe saisissant : elle qui nous a fait rêver devant la majesté de Pétra, frissonner dans les temples de Kandy, nous émerveiller face aux splendeurs de Venise, révèle aujourd’hui les mécanismes les plus sophistiqués de l’appropriation culturelle contemporaine. Comment concilier cette évidence avec notre fascination intacte pour l’archéologue au chapeau et au fouet ?
Car assumons-le : Indiana Jones demeure un héros irrésistible. Sa quête passionnée du savoir, son respect apparent pour les civilisations anciennes, son combat contre toutes les formes de barbarie résonnent encore aujourd’hui avec nos aspirations les plus nobles. Mais cette séduction même constitue le cœur du problème : en naturalisant l’appropriation occidentale du patrimoine mondial sous le vernis de l’universalisme scientifique, la saga opère cette « colonisation des imaginaires » d’autant plus efficace qu’elle se dissimule derrière nos propres élans généreux.
L’analyse géopolitique révèle l’ampleur de cette captation symbolique. En s’appropriant visuellement six sites UNESCO – de Pétra aux temples du Sri Lanka, de Kairouan aux chutes d’Iguaçu –, Hollywood transforme le patrimoine de l’humanité en décor d’une épopée américaine. Cette géostratégie culturelle n’est pas fortuite : elle cartographie précisément les rapports de force de l’après-guerre froide, où les États-Unis consolident leur hégémonie en se posant en gardiens légitimes de l’héritage universel.
Le génie pervers de cette opération réside dans sa capacité à retourner nos valeurs les plus progressistes contre elles-mêmes. L’universalisme patrimonial promu par l’UNESCO depuis 1972 – cette noble ambition de dépasser les égoïsmes nationaux pour préserver l’héritage commun de l’humanité – devient l’alibi parfait de l’appropriation culturelle. Quand Indiana Jones proclame « It belongs in a museum ! », il ne défend pas le patrimoine universel : il légitime sa confiscation par les institutions occidentales.
Cette instrumentalisation révèle les limites structurelles de l’approche UNESCO elle-même. Dominée à l’origine par les puissances occidentales, l’organisation reproduit dans ses critères et ses pratiques les hiérarchies culturelles héritées de l’époque coloniale. La sur-représentation européenne, la primauté accordée au patrimoine bâti, l’occidentalo-centrisme des grilles d’évaluation : autant de biais que la saga jonassienne cristallise et amplifie avec un cynisme inconscient.
Face à ces constats, faut-il pour autant brûler nos DVD et renier nos émotions d’enfant ? Ce serait méconnaître la complexité des processus d’appropriation culturelle. Car paradoxalement, Indiana Jones génère aussi ses propres antidotes. En devenant lui-même patrimoine cinématographique mondial, il échappe au contrôle de ses créateurs et devient l’objet d’appropriations multiples. Les fans indiens qui réinterprètent les codes jonassiens pour explorer leur propre héritage, les productions chinoises qui détournent le modèle de l’archéologue-aventurier, les créateurs africains qui réinventent la quête initiatique : tous témoignent de cette capacité des cultures locales à subvertir les modèles globaux.
L’émergence de ces alternatives – de Yeelen de Souleymane Cissé à Malaïka du cinéaste burkinabè André Daniel Tapsoba – dessine les contours d’une multipolarité culturelle naissante. Ces œuvres proposent une approche radicalement différente du patrimoine : elles l’ancrent dans des territoires culturels spécifiques, privilégient l’immatériel sur l’objet, intègrent les communautés locales comme gardiennes légitimes de leur héritage. Elles incarnent cette géopolitique décolonisée du patrimoine qui reste à construire.
Cette décolonisation ne passera pas par la table rase, mais par la multiplication des regards et des voix. L’enjeu n’est pas de détruire Indiana Jones, mais de relativiser son hégémonie narrative. Quand cent histoires d’archéologues-aventuriers fleuriront sur tous les continents, puisant dans toutes les traditions, portant tous les accents, alors seulement le patrimoine mondial cessera d’être l’apanage de l’Occident pour devenir véritablement l’héritage de l’humanité.
En attendant, regarder Indiana Jones aujourd’hui exige de nous une double vigilance : savourer le plaisir de l’aventure tout en déconstruisant ses présupposés idéologiques, assumer notre fascination tout en dénonçant ses mécanismes d’appropriation. Cette tension n’est pas confortable, mais elle est féconde : elle nous apprend à aimer de manière critique, à rêver de manière responsable.
Car au fond, les vrais trésors ne sont pas dans les musées occidentaux : ils vivent dans les pratiques quotidiennes des communautés qui les ont créés, dans les récits qu’elles se transmettent, dans les savoirs qu’elles perpétuent. Indiana Jones nous a appris à chercher des objets perdus ; il nous reste à apprendre à écouter les voix vivantes qui en détiennent le véritable secret. Le plus grand trésor, c’est peut-être cette révolution du regard que la saga rend aujourd’hui possible : transformer notre passion de spectateurs en conscience citoyenne, notre fascination en responsabilité. L’aventure ne fait que commencer.