Babylon Berlin, une quatrième saison pour 2022. Pour celles et ceux qui ne connaissent pas cette série, j’ai eu envie de proposer ce petit billet. J’espère qu’il permettra à quelques personnes de tenter l’expérience. Pour les amateurs d’Histoire, pour les enseignants en histoire-géographie, les chiffres ronds appellent souvent les commémorations et retours sur des passés plus ou moins glorieux, souvent tragiques. 2014 avait marqué le début du centenaire de la Première Guerre mondiale. Voici à présent que s’avancent les Années folles. L’entrée au Panthéon de Joséphine Baker a pu rappeler, à côté de son éminent rôle de résistante, d’inlassable militante pour l’émancipation, le phare qu’elle fut pour la vie culturelle après 1918.

Comme un clin d‘œil étrange, la Covid semble vouloir honorer à sa façon, un siècle plus tard, la grippe espagnole tandis que les personnalités les plus étriquées se pressent de par le monde pour défendre crispations et ordre, sur fond de complotisme, de remises en cause identitaires. Sommes-nous dans un simple remake 2.0 des Années folles avec, en ligne de mire, catastrophe financière et implosion du monde dans le fracas d’un affrontement généralisé ?

L’histoire, fort heureusement, n’est pas si prévisible, n’en déplaise aux psychohistoriens incarnés à la perfection par John Martin[1] avant que Hari Seldon ne prenne le relais sous la plume de Isaac Asimov. Nous ne sortons pas d’une déflagration mondiale qui a pulvérisé les âmes et les corps de millions d’êtres, faisant de l’Europe occidentale un vaste champ de ruines matérielles et immatérielles.

 

Babylon Berlin, du roman à la série, en passant par la BD

 

Dans nos contrées développées, nos « Années folles » sont celles d’un metavers en gestation, de l’éructation d’une twittosphère permettant de se défouler derrière son écran, tels des Torquemada du web 2.0. Tyrannisés par la frénésie du clic, les injonctions des notifications, les êtres se meuvent dans un monde que William Gibson a pu deviner sous certains aspects, les masques et confinements en moins. Mais nos années sont aussi celles des tuyaux numériques nous permettant, plus que jamais, de profiter de perles culturelles de divers horizons. À ce titre, Babylon Berlin, la série de Achim von Borries, Tom Tykwer et Hendrik Handloegten, nous offre justement l’occasion de revenir un siècle en arrière, au cœur des années 20 d’une Allemagne vaincue, mais en pleine effervescence, pour lancer un centenaire à venir qui ne devrait pas manquer de nous permettre de porter un regard neuf sur cette entre-deux-guerres, aussi fascinante que tragique quant à son dénouement.

Adaptée du roman Le poisson mouillé de Volker Kutscher (2011)[2], déclinée par la suite en bande dessinée sous la plume de Arne Jysch[3],  cette série, découverte en France sur Canalplus, est une mine jouissive pour les amateurs d’histoire en tous genres.

De la puissance du soft power allemand

 

Dans un ouvrage récent chroniqué ici-même, Virgine Martin s’est attachée à nous présenter « Le charme discret des séries », à travers un vaste tour d’horizon des productions qui se déversent sur nos écrans grâce aux diverses plateformes de streaming. Concernant  l’Europe, son chapitre 9 pose la question d’une production européenne « fragmentée et discrète ». En quelques mots, les productions allemandes sont ainsi balayées par le souffle de cette supposée discrétion. Pourtant, très loin de ce regard assez simpliste, les productions allemandes, des années 2000 à nos jours, sont non seulement nombreuses mais aussi, souvent, d’une très grande qualité. Babylon Berlin en est un excellent exemple. Co-produite par le radiodiffuseur public allemand ARD et la chaîne de télévision payante Sky, Babylon Berlin a vu Netflix acheter les droits de diffusion pour l’Amérique. Disponible en Europe sur divers canaux, elle est aussi diffusée en Chine par LemonTree Media, mais aussi au Brésil, en Russie etc. Au total voici donc pas moins de 35 pays qui diffusent ou ont diffusé cette série[4]. On admettra que pour une production européenne « fragmentée et discrète », ce n’est pas anodin.

 

Une intrigue policière au service d’une époque

 

Le pitch initial est assez simple : Gereon Rath, devenu inspecteur après avoir servi sur le front français lors du premier conflit mondial, est envoyé à Berlin pour enquêter sur une sombre histoire de vidéos pornographiques compromettant plusieurs hauts responsables politiques. Il doit faire équipe avec un policier véreux, Bruno Wolter et une prostituée, Charlotte Ritter. Autour de ce trio gravite toute une galerie de personnes hautes en couleurs. Diplomate soviétique, truand arménien, opposants à Staline, femme médecin communiste, psychologue spécialisé dans la gestion des traumatismes de la guerre chez les anciens combattant, industriels et officiers d’une Reichwehr noire en mal de revanche, sont autant de personnages qui, petit à petit, nourrissent les multiples strates d’intrigues nouées par le noeud gordien de 1929.

 

Volker Bruch (Gereon Rath)

 

Peter Kurth (Bruno Wolter)

Liv Lisa Fries (Charlotte Ritter)

 

Babylone, en 1929

 

Pour les amateurs d’histoire, au-delà des intrigues policières, les trois premières saisons permettent de plonger au cœur des arcanes d’une époque finalement assez peu traitée dans nos programmes scolaires. D’ailleurs la série s’éloigne par moment assez nettement du roman et de la BD, ce qui n’est pas dérangeant, bien au contraire. La crise de 1929, la montée au pouvoir d’Hitler sont autant de phares qui s’imposent à nous lorsque débute le générique, hypnotique, de Babylon Berlin.

 

Le talent de l’écriture est de nous envoyer dans cette Berlin frénétique quelques mois avant les basculements catastrophiques. Et que découvre-t-on ? L’implacable lutte politique qui se joue entre une République de Weimar qui essaie de  faire de l’Allemagne un pays comme un autre, une caste d’officiers désireux de vengeance après le « diktat » de Versailles, des Communistes désireux, sous la tutelle de Staline, de pousser toujours plus loin le curseur devant mener à la salvatrice révolution. Et, de façon insidieuse, les Nazis commencent à apparaître, par petites touches, excellente idée d’ailleurs de le distiller ici et là, tandis que la bourgeoisie juive multiplie les intrigues politiques et devient la cible des extrémistes.

 

Les manifestations du 1er mai 1929

 

Un tableau géopolitique de l’entre-deux-guerres

 

Sans dévoiler trop de choses, pour garder intact le bonheur de découvrir cette série, Babylon Berlin pose de multiples pistes de réflexions. Diplomatiques, avec en arrière fond le poids très important pris par l’URSS au cours de cette période décisive. Soutien des communistes, désireuse de promouvoir l’effondrement interne de la République de Weimar, l’URSS est aussi cette puissance tiraillée par la lutte fratricide entre Staline et Trotsky… URSS ambigüe jusqu’à accueillir des forces armées allemandes, pourtant interdites par le traité de Versailles. C’est l’un des fils des Nornes que les scénaristes ont su habilement tisser au détour d’une rencontre avec Gustav Stresemann (1878-1929), défenseur de la paix et qui, en cette année 1929, malade, voit avec inquiétude monter cette Black Reichswehr, risquant par ses actions secrètes de provoquer la colère française, Black Reichswehr qui s’entraîne par exemple grâce à une école d’aviation près de Lipetsk, dans le cadre des accords secrets de Rapallo (1922)[5]. C’est aussi le moment de glisser un portrait réaliste d’un Hindenburg, qui joue avec le feu attisé par les tensions en cours.

 

La Black Reichswehr ou l’attente du moment de la revanche

 

Tableau d’une capitale en convulsion

 

L’âme de cette série est pourtant encore ailleurs. Au-delà des intrigues policières, politiques, géopolitiques, Berlin vit, éructe, transpire, suffoque. Qu’il s’agisse des formidables studios de Baberlsberg, des scènes tournées à Alexander Platz, du côté du Rote Rathaus, la capitale revit sous nos yeux avec ses habits de lumière, mais aussi ses aspects plus sombres. De la même façon que les Peaky Blinders nous plongent dans les quartiers industriels de Birmingham dans l’entre-deux-guerres ou que Paris Police 1900 nous offre l’occasion de traverser une ville lumière crasseuse, sombre, puante, pauvre, Babylon Berlin offre la même approche. La maîtrise technique est totale et fait honneur aux heures glorieuses du cinéma allemand.

 

Babylone est devenue le symbole de la décadence pour les judéo-chrétiens. La grande prostituée qui voit ses mœurs saper les fondements d’un ordre moral, religieux, qui serait salvateur. Cette Berlin, à travers le cabaret Moka Efti, en est une forme d’allégorie moderne. Mais les réalisateurs ont été plus loin en s’enfonçant dans les entrailles de Wedding, « Rot Wedding ». « Wedding la rouge », bastion communiste, cours des miracles d’une capitale où une masse de pauvres s’agglutine, où des enfants sont livrés à eux-mêmes pour survivre. Wedding, telle la Babylone honnie, qui mêle les cultures dans un cosmopolitisme qui sera bientôt la cible de la fureur nazie.

 

Capitale des inégalités et des intrigues politiques, mais surtout temple d’une effervescence culturelle

 

Le coup de génie d’ Achim von Borries et de Tom Tykwer intervient au détour d’un  épisode où Joséphine Baker aurait pu intervenir, les ceintures de bananes étant un clin d’oeil manifeste.

Une russe qui chante en allemand, déguisée en homme, dans un moment de délire collectif sidérant. Les pauvres se mêlent aux riches, dans une transe fantastique. L’étranger jubile, le fils de junker est en extase. Toute l’atmosphère d’une époque capturée en 5 minutes. La saison 3 offre également une piqûre de rappel ô combien jubilatoire.

 

 

Die Nibelungen, Le docteur Mabuse, Le cabinet du docteur Calligari, Metropolis, M le maudit, Loulou, Friedrich Wilhelm Murnau, Georges Wilhelm Pabst, Fritz. Lang : tous sont là, tous reviennent pour nous offrir la quintessence de ces approches expressionnistes incroyables.  Tous les thèmes traités par ce cinéma, critique des inégalités, portraits d’une bourgeoisie oisive, place des femmes et combats pour leur intégration dans la société, traumatisme des soldats, pacifisme, recherche esthétique absolue, tous irriguent par petites touches la série. Le traumatisme des anciens combattants est d’ailleurs l’un des fils qui lie chacune des saisons, distillé sans jamais prendre le dessus sur les intrigues en cours, mais toujours là pour rappeler la matrice des âmes ravagées.

 

La matrice, la guerre

 

Alors que s’achève la saison 3, une dernière séquence, brillante, permet de deviner une suite à la hauteur du cataclysme qui s’installe.

 

Octobre 1929 c’est bien entendu le krach, le point de bascule d’un récit qui s’ouvre vers l’abîme. La séquence qui clôture la saison 3, est magistrale quant à sa capacité à faire revivre le chaos qui s’impose. Un monde vient de s’éteindre. Sans que cela ne dévoile quoique ce soit de l’intrigue, je me permets de partager les dernières images. Extrêmement étranges, elles ont alimenté les théories dans la toile du net.

 

Alors qu’une voix off l’accompagne, un monstre, un serpent, un dragon, avance lentement dans les artères de la Babylone germanique, au travers d’une grille d’un trottoir. Clin d’œil à Game of Thrones pour attirer un nouveau public ? Volonté de verser dans les brumes de la morphine qui permet au héros de survivre au traumatisme de la guerre ?

Lorsque j’ai vu cette scène, immédiatement je me suis dis, oui, mais OUI !!

 

Siegfried ! Fafnir ! Le dragon ! L’or maudit qui se fera anneau chez Tolkien ! La bourse, le vortex insondable de l’or maudit des Nibelungen !

 

Fritz Lang, la boucle est bouclée. Il n’est même pas nécessaire de convoquer Richard Wagner. Oui, définitivement, cette série mérite que l’on s’y plonge. Pour son ambiance unique, pour sa façon singulière de faire revivre l’histoire, la grande et la plus confidentielle, dans un maelstrom d’images, de sons, d’émotions, d’intrigues et de destins fracassés sous le regard amusé de Alberich, Babylon Berlin est un petit trésor à découvrir sans hésitation.

 

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[1] Nat Schachner, Beyond all weapons, in Astounding Science-Fiction, Novembre 1941

[2] https://www.editionspoints.com/ouvrage/le-poisson-mouille-volker-kutscher/9782757822784

[3]  Arne Jysch, Babylon Berlin, Glénat, 2018

[4] https://variety.com/2019/tv/news/babylon-berlin-3-sells-35-countries-netflix-north-america-1203183271/

[5] À ce titre voir le formidable ouvrage de Jean Lopez, Barbarossa : https://clio-cr.clionautes.org/barbarossa-1941-la-guerre-absolue.html