« Le chrétien est un homme libre, maître de toutes choses ; il n’est soumis à personne. Le chrétien est un serviteur plein d’obéissance, il se soumet à tous. »
Martin Luther, De la liberté du chrétien (1520)

Le XXIème siècle sera spirituel ou ne sera pas

Si nous devions spontanément citer la phrase la plus célèbre d’André Malraux il est à peu près certain que l’immense majorité répondrait « Le 21ème siècle sera spirituel ou ne sera pas ». Cette maxime est d’autant plus célèbre qu’elle ne fut jamais prononcée ni même écrite par l’intéressé ! Pour autant de telles sentences ont le bénéfice et le génie intrinsèque de porter les interrogations d’une époque, d’hommes et de femmes qui par leurs engagements et leurs vies ont cherché, selon les parcours, le chemin, la vérité, le salut. 

La toute récente série danoise Au nom du père (Herrens Veje dans la langue d’Hamlet, qui signifie littéralement Les voies du Seigneur) tente de dépeindre ce profond bouleversement identitaire du christianisme, bousculé comme jamais dans ses fondements en ce début de nouveau millénaire et au moment où les réformés du monde entier célébraient le demi-millénaire des 95 thèses de ce cher Martin.

Elle n’est pas la première fiction à aborder la question, toujours délicate, du poids, plus ou moins lourd à porter, de nos actes individuels et collectifs. Des oeuvres brillantes et des artistes, dans d’autres contextes et sous d’autres latitudes, ont su « frapper » le spectateur et le mettre devant ses propres péchés (pour n’en citer qu’un Oliver Stone et son cycle sur la guerre du Vietnam). Pour autant, sur le petit écran, Au nom du père est l’un des exemples contemporains les plus réussis et fins. 

Au nom du père, de ses deux fils et du Saint Esprit

Mais abordons plus en avant le propos de la série. Oeuvre d’Adam Price, le scénariste touche à tout danois (celui-ci est, accessoirement, journaliste de cuisine dans son pays) encensé, et à juste titre, pour la série politique Borgen portée par la magnifique Sidse Babett Knudsen cette série mériterait au passage une critique dans les colonnes de Clio Ciné. A bon entendeur…, Au nom du père nous fait suivre le quotidien d’une famille, les Krogh, pasteurs depuis 9 générations dans la capitale danoise.

Lars Mikkelsen confirme dans ce rôle que le talent est dans le sang familial.

 

Le patriarche, Johannes Krogh (interprété par Lars Mikkelsen frère ainé de Mads Mikkelsen dont nous avons déjà eu l’occasion de parler sur Clio Ciné), est pasteur doyen d’une paroisse de Copenhague. Homme charismatique, théologien attaché à la fidélité stricte à la Réforme luthérienne, brillant sur ses églises et son conseil paroissial, il est l’héritier d’une très vieille tradition pastorale qu’il tenta de faire perdurer à travers ses deux fils. Au delà du vernis qu’il sera parvenu à se donner auprès de ses collaborateurs et de ses ouailles, Johannes cache une face sombre qu’il tente de combler par l’alcool et des excès de rage.

 

Elizabeth vit dans l’ombre si grande de son mari

 

 

 

Sa compagne, Elisabeth Krogh (Ann Eleonora Jørgensen), professeur de littérature à l’université, assiste avec fidélité et dévotion son berger d’âmes d’époux, en s’affairant au bien-être de la communauté  et oeuvrant dans le presbytère somptueux dont bénéficie la famille.

 

 

 

Kristian ou le fils prodigue

 

Ensemble Elizabeth et Johannes auront eu deux fils : Kristian (Simons Sears) et August (Morten Hee Andersen). Tous deux ont suivi les traces de leur père, sans toutefois parvenir au terme des études théologiques pour Kristian, qui entretient des relations plus que complexes avec son père. Le début de la série le présente en fâcheuse posture : alors que celui-ci s’apprête à soutenir son mémoire de recherche et se lancer dans l’entreprenariat avec son meilleur ami Max il est reconnu comme plagiaire et renvoyé de son université. Au cours d’une soirée arrosée Kristian dévoilera ses sentiments à la compagne de Max, Amira, sentiments réciproques et qui mèneront à l’adultère.

 

August ou le pasteur parfait ?

 

 

August, le plus jeune fils, a repris le flambeau familial en devenant également pasteur. Oeuvrant dans la banlieue de la capitale danoise, dans une petite communauté, August est le fils parfait. Reconnu par sa hiérarchie, admiré de ses brebis, il apparait comme le renouveau de l’Eglise à 28 ans à peine. Celui-ci file le parfait amour avec Emilie, médecin avec laquelle il entreprend d’avoir un enfant. La plus belle église de la capitale lui tend les bras, mais la vie l’appelle sur un autre chemin, à ses dépens…

 

 

Il y a quelque chose de pourri au royaume du Danemark

Malgré le tableau idyllique que nous apportent les 30 premières minutes de la saison 1, l’illusion vole en éclats lorsque les projets de Johannes, devenir le premier évêque de la famille, disparaissent à la suite d’un débat public où ses positions théologiques strictes passent mal dans un Danemark multiculturel. Ces erreurs médiatiques auront raison de son ambition et donneront la victoire à sa rivale Monica bien plus progressiste. Le rêve de son existence disparait et avec lui la destinée que Dieu lui avait donné, ou du moins le pensait-il.

« Gardez-vous des faux prophètes. Ils viennent à vous en vêtements de brebis, mais au dedans ce sont des loups ravisseurs. » Matthieu 7:1

Le ministère de Johannes est celui d’un homme en rupture avec son époque et les évolutions de son Église. Là on l’on parle « d’usagers » et de « taux d’audience », abordant la question ecclésiale comme une entreprise à faire fructifier, lui parle d’âmes et de foi, de salut et de châtiment pour les pêcheurs. Cette lutte s’incarne en la personne du nouvel évêque de Copenhague Monica que Johannes identifie au diable déguisé en agneau, venu pourfendre l’Église.

Peu à peu le charismatique pasteur Krogh fait ressortir la profonde colère et la noirceur qui l’habitent. Une colère que ses ancêtres, comme l’indique Kristian au cours d’un verre, portaient déjà en eux. Une colère complexe, que la série nous laisse peu à peu attribuer au silence du Seigneur : suis-je au fond aimé et reconnu par mon père ? Qui suis-je pour lui et qu’attend-t-il de moi ? Ce pêché familial trouve son exutoire dans les accès de colère et de violence de Johannes sur ses enfants (notamment August), ses crises d’alcoolisme, ses actes adultérins répétés ou ses visions mystiques.  Une nuit de la foi particulièrement aride et lourde de conséquences sur les proches du pasteur.

Car toute la signification de la série, jusqu’à son titre, se retrouve en l’impact que Johannes, par son charisme et ses actes, a sur sa famille entière. Tout le monde cherche à échapper à son influence, son attraction, son impact, en y parvenant plus ou moins. Mais l’ombre du père est grande et son regard perçant. A la famille Krogh de parvenir par divers biais à avancer.

Il est difficile de l’aimer…et il est difficile de le haïr

Le Népal sera pour Kristian son chemin de Damas.

Un à un, les proches de Johannes vont entamer un chemin personnel, nous pourrions presque dire un chemin de conversion, pour parvenir à vivre et faire vivre en eux les réponses auxquelles ils aspirent tous. Le premier à mener cette bataille sera Kristian, le fils ainé, celui qui se rebelle et brave l’autorité paternelle. Tel le fils prodigue il s’émancipe de son père en ne terminant pas ses études théologiques. La cause en est simple et dramatique : il a perdu la foi, cette foi que son père lui avait transmise mais que ce dernier est parvenu à éteindre en son coeur par sa cruauté et son intransigeance face aux émois du coeur de Kristian pour Nanna.

Sa réponse est la paix. Il la trouvera dans les montagnes du Népal, auprès d’un moine bouddhiste et des enseignements de Bouddha. Revenu au Danemark il agira pour s’émanciper complètement du poids familial, dire au revoir à ses amours de jeunesse et agir dans son entourage et la société. L’âme sombre de la famille en début de saison ne cesse de progresser vers la lumière au fur et à mesure des épisodes.

 

Liv sera la liberté qu’attendait Elisabeth.

Elisabeth, femme effacée et soumise à son époux, sera brisée par la découverte de l’adultère consommé sous son propre toit. La confiance brisée, noyée par le chagrin, elle trouvera réconfort et consolation en la personne de Liv, jeune violoniste qu’elle recueillera au presbytère et qui lui fera découvrir un amour pêché mais émancipateur pour la mère qui vivait dans le malheur auprès de son mari, ayant essayé de contenir les fureurs du père et de laisser sa famille unie.

Malgré tout Elisabeth tentera d’étouffer le feu de la passion et de l’amour retrouvé pour préserver les apparences et maintenir la famille unie. S’effacer de nouveau et vivre dans le malheur auprès d’un homme que l’on n’aime plus. Celle qui ne voulait pas briser le noyau familial, qui tenta de rebâtir son foyer malgré tout, finit par comprendre que ce cercle constitue une prison dont il est devenu, au contraire, urgent de fuir pour gagner le repos. Il se trouve avec Liv à Berlin. Auprès de Johannes point de salut.

 

« Préparez-vous au combat, et vous serez brisés (…) Car Dieu est avec nous. » Esaïe 8 : 9-10

Mais le personnage le plus affecté par le poids du père est sans nul doute August. Le fils rêvé et modelé par Johannes. Il est, de tous, le plus soumis au poids et à l’influence de son père. Il porte les espoirs de la famille, celle de perpétuer le pastorat qui coule dans les veines Krogh depuis 250 ans. Et hors de question de faiblir ou de se faillir à ses devoirs envers Dieu/Johannes ! Et pourtant, les voies du Seigneur sont impénétrables. Au confort de la promotion et de la carrière ecclésiastique, August choisira de gagner les terres irakiennes comme aumônier militaire. C’est au cours de sa mission que celui-ci, au mépris de tout le règlement militaire, accompagnera les hommes sur le terrain. Pris sous le feu ennemi, August sera contraint de faire usage de son arme et de tuer une civile innocente malheureusement.

La rédemption sera le fil directeur du jeune pasteur au cours de la saison. Détruit moralement, psychologiquement, il est abandonné de Dieu qui a cessé de lui parler et n’a laissé qu’un grand vide au fond de son être. August est l’homme de bien, celui dont l’évangélisation est le coeur battant et vibrant de son être. Mais tout perd sens face à son pêché. La damnation l’attend. Comment exercer son ministère en ces conditions ? Comment guider les brebis quand nous sommes perdus ? Le soutien que tentera de lui apporter Emilie, sa compagne médecin, se révèlera sans effet. Le suivi psychiatrique et médicamenteux créera en lui une dépendance dont il parviendra difficilement à sortir. Le traumatisme ne peut être surpassé simplement car la blessure est spirituelle.

August ne parviendra point à s’émanciper de la tutelle paternelle.

August cherchera le réconfort auprès de son père. Il est le premier à qui il confiera son geste et son souhait de confession. Johannes lui interdira violemment de le faire car « il n’est aucun pêché qui ne puisse être pardonné ». Avouer son geste l’obligerait à quitter le pastorat, et avec lui les rêves et ambitions de son père. A son orgueil et ses projets Johannes sacrifiera le bien-être de son fils. Perdu, victime de visions récurrentes de la femme en noir qu’il a tué, August tentera de marchander : une vie pour une vie. Il s’engagera de toutes ses forces pour aider un jeune migrant sous le coup d’un ordre d’expulsion du territoire. En vain…

 

Il ne faut pas avoir peur.

La rédemption touche finalement August. Le jeune pasteur reprend goût à la vie et recommence à exercer son ministère, tout en étant de plus en plus sujet aux épisodes mystiques. Jusqu’au point de non retour devant l’évêque qui le relève de ses fonctions. Le fils est libéré du poids des rites et ne compte plus vivre que de l’esprit, le père est anéanti par la disparition des derniers espoirs qu’il plaçait en August. Malgré tous les efforts entrepris pour obtenir le pardon, malgré la colère et les  blasphèmes, celui-ci viendra sans que le jeune pasteur s’y attende. L’innocence et la bonté pour ses proches et sa famille, tel Job, sauvent August. Il peut enfin gagner la lumière en fin de saison.

Une série magistrale

J’ose le mot, qui est peu courant pour moi. Au nom du père est une série absolument magnifique et qui mérite de toute urgence d’être visionnée. Adam Price souhaitait aborder la question de la foi, du poids des conventions en une époque de forte sécularisation, et des conséquences de nos actes. A travers le parcours de cette famille déchirée par la figure paternelle c’est tout le rapport au christianisme contemporain qui se pose. Un christianisme qui a structuré l’Europe sur les deux derniers millénaires et qui, depuis la fin du XIXème siècle, s’interroge sur la nouvelle place qu’il doit occuper.

Le jeu d’acteurs magnifie les thématiques profondes de la série. Tout le casting parvient à jouer juste et à apporter une profondeur qui fait toute la réussite du propos. Notamment Lars Mikkelsen et Morten Hee Andersen qui témoignent, ou confirment si besoin était, qu’ils sont de grands acteurs et que nous aimerions les voir davantage encore devant nos écrans !Autrement que dans des séries fantastiques comme The Witcher

Ainsi Au nom du père est une série exigeante, pétrie de théologie protestante Ce qui est peu courant en nos terres françaises demeurées très catholiques sur le plan moral et culturel. Et cela fait du bien j’ose le dire !, qui ambitionne de toucher les coeurs, croyants ou non. Pari réussi Monsieur Price !