L’Incinérateur de cadavres, Spalovač mrtvol dans son titre original, est un film de Juraj Herz, réalisateur tchécoslovaque, réalisé en 1968. Le film est l’adaptation du roman The Cremator de Ladislav Fuks, philosophe et historien tchèque, paru en 1967.

Synopsis

M. Kopfrkingl est un père de famille modèle, employé passionné dans un crématorium à Prague à la fin des années 1930. Le quotidien de la famille Kopfringl bascule lorsque le père de famille se laisse convaincre par un ami partisan du nazisme qu’il détient lui aussi une goutte de sang allemand. Alors persuadé d’avoir des origines allemandes, s’enclenche un processus d’endoctrinement irréversible poussant M. Kopfrkingl à commettre les pires atrocités envers sa propre famille ayant de prétendues origines juives…

 

Le film de Juraj Herz met en scène de façon fidèle les descriptions et l’humour noir caractéristiques du roman de Ladislav Fuks. Cette oeuvre redécouverte en France dans les années 2010 nous propose une réflexion sur le processus par lequel les régimes totalitaires parviennent à s’immiscer jusque dans l’intimité familiale des individus.

 

 

L’Incinérateur de cadavres, un film psychologique sur le processus de banalité du mal des régimes totalitaires

 

Les 1 heure et 42 minutes de film permettent d’assister au processus par lequel se répand dans la société civile soumise à l’influence nazie la banalité du mal théorisée par Hannah Arendt en 1963 dans son ouvrage Eichmann à Jérusalem, rapport sur la banalité du malARENDT, Hannah. Eichmann à Jérusalem : rapport sur la banalité du mal, 1966. Ce concept insiste sur la presque aliénation des individus soumis à un régime totalitaire agissant sans capacité de penser, délaissant ainsi toute responsabilité face aux actes commis. Cela permet d’analyser l’implantation d’un régime totalitaire au sein des sociétés avec un contrôle constant des individus qui, sous pression, choisissent de collaborer avec le régime en échange d’une certaine sécurité, voire d’une promotion sociale. Ce phénomène est le fruit du processus d’endoctrinement par lequel le régime parvient à prendre possession de la pensée des individus, comme le souligne Christopher BrowningR. BROWNING, Christopher, Des hommes ordinaires, 2022 dans ses travaux cherchant à expliquer le processus, quasi sociologique, par lequel des Hommes ordinaires deviennent les bourreaux du régime nazi.

Dans l’Incinérateur de cadavres, l’évolution du protagoniste principal se fait le reflet de la montée en puissance de l’emprise du régime nazi sur les individus, même les plus modèles, jusque dans leur intimité familiale. M. Kopfrkingl, persuadé après un échange avec un ami fidèle du parti nazi d’avoir du sang allemand, décide alors d’associer ses nouvelles convictions politiques avec sa profession d’incinérateur en crématorium. La sacralisation de la race allemande et l’accroissement de l’antisémitisme pousse même le protagoniste à violenter sa propre famille, soupçonnée d’avoir des origines juives du côté de sa femme, pour obtenir une promotion auprès des membres du parti nazi. À noter que ce phénomène n’est pas le propre du nazisme et se retrouve également dans le régime communiste qui s’installe en Tchécoslovaquie dès 1948 avec le Coup de Prague, comme en témoigne notamment le film Ucho de Karel Kachyňa.

 

 

L’Incinérateur de cadavres permet aussi de mettre en avant la place omniprésente qu’occupe la mort dans les régimes totalitaires où le pouvoir politique se fait le maître de la vie et de la mort. Surveillant les individus, normalisant les moeurs, le régime encadre la vie des individus afin de rendre possible un endoctrinement généralisé de la société. Le droit de mort des individus est également régi par le pouvoir politique. En effet, le régime nazi illustre ce principe à travers les politiques d’extermination mises en place, comme l’Aktion Reinhard désignant l’extermination généralisée et systématique des Juifs, des Roms et des Sintés en 1942. La mort devient omniprésente dans ces régimes, en devenant la menace première pour les opposants mais aussi pour les individus qualifiés de déviants par les autorités politiques. Dans l’Incinérateur de cadavres, la mort est incarnée par une femme vêtue de noire, présente à chaque moment du film, comme l’allégorie de la dégradation progressive des libertés de vie des individus et de l’emprise du régime menaçant perpétuellement les individus.

 

La dimension technique et artistique de l’Incinérateur de cadavres, film psychologique fondé sur l’humour noir

 

Les choix de mise en scène du film offrent aux spectateurs une immersion totale dans la psychologie et l’atmosphère oppressante de l’époque. L’Incinérateur de cadavres est tourné en noir et blanc ce qui permet un jeu de luminosité insistant sur la dimension sombre et sarcastique de l’histoire. Au-delà de la photographie, l’originalité de l’oeuvre réside dans ses séquences cadrées en contre-plongée.

Ces différents plans offrent une vision immersive aux spectateurs qui deviennent eux-mêmes des acteurs du film auxquels s’adressent les personnages fictifs.

Le protagoniste principal de l’Incinérateur de cadavres est incarné remarquablement par Rudolf Hrusinsky. Cet acteur célèbre dans le cinéma tchécoslovaque est connu pour ses rôles comiques, notamment pour son interprétation du Brave soldat Svejk. Ici, il incarne M. Kopfrkingl dans son processus de déshumanisation et d’aliénation de son identité originelle. L’humour noir présent constamment dans les pages du livre The Cremator passe sur grand écran par le jeu d’acteur de Rudolf Hrusinsky. C’est cet humour noir qui se retrouve dans la gestuelle morbide du protagoniste et aussi dans ses expressions faciales, permettant ainsi de témoigner de la dégradation psychologique du personnage. La prestation de Rudolf Hrusinsky est notamment saluée par l’obtention du prix du meilleur acteur au festival international de Sitges en 1972.

 

 

Le film est aussi composé de plusieurs plans-séquences où des images mortuaires, corps démembrés et étagères de cabinets de curiosité défilent sur des musiques religieuses renforçant l’atmosphère oppressante et angoissante présente tout au long du scénario. Ces plans-séquences se font les transitions entre les différentes scènes du film et introduisent un certain mal-être chez le spectateur et témoignent également de l’atmosphère de cette époque pour les individus soumis à des sociétés influencées par des régimes totalitaires.

 

Le contexte historique et politique dans lequel paraît l’Incinérateur de cadavres

 

L’Incinérateur de cadavres se déroule à la veille de l’invasion allemande de la Tchécoslovaquie dans une société de plus en plus en proie à l’idéologie nazie et à un antisémitisme grandissant. Le thème de la Shoah entre en corrélation avec l’histoire personnelle de Juraj Herz, réalisateur du film. Il est originaire d’une famille juive tchécoslovaque, dont le père pharmacien se bat pour sauver les membres de sa famille dès que la guerre éclate en 1939. Cependant, l’ensemble de la famille Herz est déportée et Juraj, après le passage dans trois camps différents, est l’un des seuls survivants.

En 1968 paraît dans les cinémas pour la première fois l’Incinérateur de cadavres qui est un succès. Néanmoins, cela sera de courte durée car la Tchécoslovaquie est occupée par l’armée soviétique dès août 1968. Le film est l’une des nombreuses victimes de la censure communiste car la critique qui est faite aux mécanismes du nazisme peut être appliquée au régime communiste qui introduit le même processus psychologique de manipulation des individus.

Il faut attendre la chute du régime communiste en 1989 avec la Révolution de Velours pour que l’Incinérateur de cadavres soit redécouvert par les cinéphiles. Le film est alors restauré et ressort dans les cinémas français en 2019 et rayonne alors dans le monde occidental.

 

La Nouvelle vague tchécoslovaque face aux régimes totalitaires

 

L’Incinérateur de cadavres s’inscrit dans le mouvement de la Nouvelle vague tchécoslovaque, également connu sous le nom de « miracle tchèque ». Ce mouvement se caractérise par l’usage du registre de l’absurde et de l’humour noir afin de dénoncer les mécanismes intrusifs et oppressifs des régimes totalitaires. Les chefs de file de la Nouvelle vague tchécoslovaque sont notamment Miloš Forman et Jiří Menzel avec des oeuvres comme Au feu, les pompiers ! qui dénonce la bureaucratie communiste.

 

 

La Nouvelle vague tchécoslovaque est la cible privilégiée par la censure communiste durant la période de la normalisation. La dénonciation suggérée des régimes oppressifs, semblables au régime communiste tchécoslovaque, est considérée comme une atteinte directe au régime en place. En cela, la plupart des oeuvres de ce mouvement sont redécouvertes dans les années 1990 après la chute du régime communiste. Certains comme Trains étroitement surveillés, traitant de l’Occupation allemande, seront reconnus à l’international.

 

 

Dimension pédagogique de l’Incinérateur de cadavres

 

L’Incinérateur de cadavres permet d’aborder la thématique des régimes totalitaires d’un point de vue de la micro-histoire en se focalisant sur l’impact du processus de manipulation du nazisme sur les individus. Il s’agit ici d’analyser le processus par lequel un régime totalitaire parvient à s’emparer des esprits des individus en les endoctrinant et les mettant aux pas du régime. D’un point de vue historique, le film permet aussi une immersion dans la société civile tchécoslovaque de la fin des années 1930.

Aussi, l’oeuvre ainsi que l’histoire du réalisateur permettent d’appréhender la thématique de la mémoire face aux événements traumatiques de l’histoire tels que la Shoah. Cela permet d’introduire la question de la place du cinéma dans la transmission d’une mémoire de l’histoire, et notamment ici de l’histoire des génocides.

Enfin, l’Incinérateur de cadavres offre une étude philosophique et sociologique autour des mécanismes psychologiques utilisés par les régimes totalitaires pour contrôler et manipuler les individus membres de la société civile.

 

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Bibliographie : pour aller plus loin

Sur le film :

• MANDELBAUM, Jacques. « Reprise : L’Incinérateur de cadavres, farce macabre féroce sur le nazisme », Le Monde, 2020

• RICHTER, Vaclav. « Juraj Herz, le réalisateur de L’Incinérateur des cadavres, s’est éteint », Radio Prague, 2018

Sur l’œuvre littéraire The Cremator :

• HROZINKOVA, Magdalena. « Ladislav Fuks : L’Incinérateur de cadavres », Radio Prague, 2020 

Sur le cinéma tchécoslovaque :

• SIMON-MARSAUD, Delphine. « La Nouvelle vague tchécoslovaque mode d’emploi », Cinémathèque, 2018