Aborder la Shoah au cinéma avec des élèves pose toujours question. Il n’est pas toujours aisé, pour les enseignants, de s’emparer de ce support avec leurs élèves. La Shoah est assurément une tragédie humaine d’une ampleur incommensurable. C’est un abîme absolu qui, 80 ans après la libération des camps, demeure au cœur des devoirs de mémoire. Ces derniers constituent l’une des clés de voûte de nos enseignements.

 

Comment le cinéma peut-il transmettre la mémoire de la Shoah à l’heure des 80 ans de la libération des camps ?

 

À l’ère où les derniers témoins directs disparaissentÀ Yad Vashem, quand les derniers témoins de la Shoah auront disparu, le cinéma se positionne comme un vecteur puissant pour perpétuer cette mémoire, sensibiliser les générations futures et confronter les spectateurs à des questions fondamentales sur la nature humaine, la responsabilité collective et les dangers de l’indifférence. Mais comment le cinéma parvient-il à transmettre cette mémoire tout en évitant les pièges d’une représentation biaisée ou simplifiée ?

Cette question a été abordée sur Cliociné à diverses reprises. En ce 27 janvier, date ô combien symbolique à travers la commémoration de la libération de Auschwitz, j’inaugure ici un nouveau dossier ayant pour modeste ambition de proposer des réflexions et approches complémentaires de ce qui existe déjà. Ce premier article est dans un premier temps l’occasion de faire un point de synthèse préliminaire.

La question des Mémoires concerne aussi bien l’enseignement de collège et de lycée. La spécialité HGGSP a ajouté une dimension complémentaire en Terminale et c’est un sujet qui, fort heureusement, intéresse les élèves. Le problème, c’est que parfois on a l’impression que ces derniers découvrent plus qu’ils ne redécouvrent certaines questions …

 

Une mémoire incarnée par le cinéma : entre force pédagogique et expérience émotionnelle

 

Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, le cinéma a joué un rôle important dans la construction et la transmission de la mémoire de la Shoah. Les premiers films, tels que Nuit et Brouillard (1956) d’Alain Resnais ou plus tard Shoah (1985) de Claude Lanzmann, ont choisi une approche documentaire, juxtaposant des images d’archives et des lieux vides pour évoquer l’absence, le silence, et l’horreur. Ces œuvres ont posé les bases d’un discours mémoriel où le spectateur est confronté au poids de l’histoire. Nombreux furent els élèves qui découvrirent les camps à travers ces images, dans des salles de collège des années 1980.

À partir des années 1990, des films comme La Liste de Schindler de Steven Spielberg ont « popularisé » la Shoah auprès d’un public mondial. Spielberg, par une mise en scène spectaculaire et une narration émotionnelle, a créé une œuvre mémorielle accessible, tout en soulevant des débats. En misant sur l’émotion et l’individualisation de l’histoire (la figure de Schindler et la « liste »), ne risque-t-on pas d’édulcorer la portée collective de la Shoah ? Cette tension entre vérité historique et impératifs cinématographiques est au cœur des débats sur le rôle du cinéma comme outil de mémoire. D’ailleurs le travail de Spielberg fut vivement critiqué par Claude LanzmannVoir https://www.lemonde.fr/idees/article/2007/08/08/retrocontroverse-1994-peut-on-representer-la-shoah-a-l-ecran_942872_3232.html.

 

Présentation, le 21 avril 1985, de Shoah, le documentaire de Claude Lanzmann

Regards pluriels sur le travail de Spielberg avec La liste de Schindler

 

L’importance du témoignage au cinéma : des récits à hauteur d’homme

Le film Une vie de James Hawes offre un exemple probant de la manière dont le cinéma peut explorer la Shoah à travers des récits individuels. Centré sur l’histoire de Nicholas Winton, ce banquier londonien qui sauva 669 enfants juifs de Prague en 1938, le film alterne entre les souvenirs de son héroïsme et les répercussions de ses actes des décennies plus tard. Ce procédé narratif met en avant le rôle de l’individu face à une machine destructrice, tout en insistant sur la responsabilité personnelle et le poids du choix moral. En focalisant sur une figure « ordinaire » devenue héroïque, le film interroge les spectateurs sur leur propre potentiel à agir en période de crise, lorsque nous sommes confrontés à des choix impossibles. Le cinéma, en offrant ainsi une entrée empathique et humaine, permet de rendre palpable l’expérience de la Shoah tout en ancrant celle-ci dans une dimension universelle. Anthony Hopkins est profondément touchant dans ce film qui fonctionne très bien avec des élèves.

Cependant, l’approche héroïque n’est qu’une facette de la mémoire cinématographique de la Shoah. D’autres œuvres choisissent de s’éloigner des figures de sauveurs pour explorer la vie des victimes ou même des bourreaux, apportant un regard glaçant sur l’autre côté du mur. Le film La zone d’intérêt de Jonathan Glazer illustre ainsi avec audace rare le contraste glaçant entre la banalité du quotidien et l’horreur absolue. En se focalisant sur la famille de Rudolf Höss, commandant d’Auschwitz, et en laissant hors champ les violences, Glazer explore la déshumanisation à travers la routine et le déni. Cette approche met en lumière la « banalité du mal » conceptualisée par Hannah Arendt : comment des êtres humains ordinaires peuvent-ils participer à un système génocidaire tout en continuant à mener une existence presque banale ? Ici, le cinéma devient un outil de réflexion éthique, obligeant le spectateur à s’interroger sur les mécanismes psychologiques et sociaux qui rendent possible une telle indifférence.

 

Des expériences immersives pour approcher l’indicible

Si certains films choisissent la distance pour renforcer l’impact moral, d’autres plongent les spectateurs au cœur de l’horreur, adoptant des mises en scène qui restituent l’atmosphère oppressante des camps. Le fils de Saul de László Nemes constitue une œuvre emblématique de cette approche. Loué par Claude Lanzmann il offre une expérience unique, dérangeante, qui peut être difficile à exploiter avec les élèves.

En suivant de manière étroite le quotidien d’un membre des Sonderkommandos à Auschwitz, la caméra épouse littéralement le point de vue de son protagoniste, réduisant le champ visuel pour immerger le spectateur dans une expérience sensorielle étouffante. Ce choix esthétique, loin de tomber dans le voyeurisme, souligne la fragmentation de l’expérience humaine dans les camps, où l’individu est réduit à un rouage d’un système d’extermination. Nemes parvient ainsi à représenter l’indicible non pas en montrant directement les atrocités, mais en les suggérant, laissant le spectateur face à un vide, des questions, qu’il doit lui-même combler.

Dans une veine similaire, mais avec une approche plus encore plus viscérale, Requiem pour un massacre d’Elem Klimov est un film total. Une expérience. Dérangeante, nécessaire, inoubliable. Il explore la destruction psychologique d’un jeune garçon confronté à l’anéantissement de son village en Biélorussie. La caméra, mobile et oppressante, restitue le chaos émotionnel et physique de la guerre, plongeant le spectateur dans une immersion brutale. Ici, le cinéma dépasse la simple reconstitution historique pour devenir une expérience sensorielle totale, où la mémoire de la Shoah et des massacres nazis est retranscrite à travers une intensité émotionnelle inédite.

 

Entre transmission et questionnement : les enjeux d’une mémoire cinématographique

Face à ces différentes approches, le cinéma se révèle non seulement un outil de transmission, mais aussi un espace de réflexion critique avec des élèves. En rendant accessibles les récits de la Shoah, il invite à une réappropriation de cette mémoire par des générations qui n’ont pas connu directement ces événements.

Cependant, ce processus n’est pas exempt de risques qu’il faut bien avoir en tête lorsqu’on décide d’exploiter ces œuvres avec des élèves. D’une part, le cinéma, en tant que médium artistique, est soumis à des contraintes de narration et de dramatisation qui peuvent simplifier ou déformer les faits historiques. D’autre part, certaines œuvres risquent de « normaliser » l’horreur en l’intégrant dans des codes narratifs traditionnels, atténuant ainsi son caractère unique et incompréhensible. C’est là que le travail de Nemes et encore plus celui de Klimov sont très largement supérieurs à l’approche de Spielberg avec La liste de Schindler. Mais il est certain que ce dernier est aussi sans doute nettement plus adapté à la plupart des classes.

Néanmoins, ces limites ne doivent pas conduire à rejeter la mémoire cinématographique, mais plutôt à la compléter par une éducation historique rigoureuse. Le cinéma, en humanisant l’histoire et en suscitant l’empathie, peut éveiller une conscience critique, encourager la vigilance face aux résurgences de l’antisémitisme et promouvoir les valeurs universelles de dignité humaine. Il permet également d’aborder la Shoah sous des angles divers, qu’il s’agisse de récits héroïques, d’immersions dans la souffrance ou d’analyses des mécanismes de l’inhumanité. Il permet aussi de questionner la construction des mémoires et la justice.

 

Le cinéma comme acte de justice et d’histoire

Si certains films explorent l’expérience immédiate des victimes ou des bourreaux, d’autres interrogent la mémoire à travers le prisme de la justice. Le Procès du siècle, par exemple, illustre de manière frappante le rôle des tribunaux comme lieu de mise en récit et de confrontation des récits. Ce film revient sur le procès intenté en 1996 par l’historienne Deborah Lipstadt contre David Irving, négationniste notoire. En se concentrant sur les arguments juridiques et la lutte pour établir la vérité historique face au déni, il montre comment le cinéma peut traduire les enjeux de la mémoire dans un cadre contemporain.

L’intérêt de Le Procès du siècle réside dans sa capacité à faire de la question de la Shoah un débat actuel, en soulignant l’importance des preuves, des archives et de la méthodologie historique pour lutter contre la négation. Ce film met également en lumière l’idée que transmettre la mémoire, c’est aussi combattre les révisions idéologiques, un enjeu crucial à une époque où les témoignages directs des survivants disparaissentPour aller plus loin voir sur le site Nonfiction.fr « Le Procès du Siècle » : l’histoire peut-elle être jugée ? ».

 

Les mécanismes de la Shoah : l’exemple de La Conférence

Le 20 janvier 1942, dans une villa de Wannsee, près de Berlin, quinze hauts responsables nazis se réunirent pour coordonner ce qu’ils appelaient la « solution finale à la question juive ». Ce moment glaçant de l’histoire, connu sous le nom de Conférence de Wannsee, symbolise l’organisation bureaucratique et méthodique d’un génocide sans précédent. Le film La Conférence (Die Wannseekonferenz), réalisé par Matti Geschonneck, revient sur cet événement historique à travers une reconstitution rigoureuse et oppressante, offrant une plongée dans l’horreur administrative et l’inhumanité glaciale des décideurs.

 

Un huis clos glaçant au service de la mémoire

Comme le montre l’article proposé sur Cliociné par Déborah Caquet, La Conférence s’inscrit dans une démarche cinématographique particulière : celle de rendre compte, sans détour ni embellissement, de la réalité froide des mécanismes du pouvoir nazi. Loin de chercher à produire une émotion immédiate ou une spectaculaire mise en scène, le film adopte un huis clos austère, s’appuyant sur les verbatim des échanges tels qu’ils apparaissent dans les archives historiques. Cette approche minimaliste et réaliste accentue la violence du propos : des hommes, autour d’une table, discutent avec un détachement glacé de l’extermination de millions de personnes.

En reconstituant un événement clé de la Shoah avec un souci de vérité historique, le film invite le spectateur à réfléchir sur les mécanismes qui ont rendu possible un tel crime. Il s’inscrit dans une tradition cinématographique qui fait de la Shoah non seulement un sujet de mémoire, mais aussi une leçon d’histoire sur les dangers de l’idéologie, de la déshumanisation et de la bureaucratie aveugle.

En ce sens, La Conférence dialogue avec d’autres œuvres cinématographiques évoquées précédemment, comme Le Procès du siècle. Si ce dernier montre le combat contemporain contre le négationnisme et le rôle de la justice dans la préservation de la vérité historique, La Conférence remonte à la source même de cette vérité : le moment où des hommes, en pleine conscience, ont planifié l’extermination. Cette mise en lumière de la mécanique administrative du génocide renforce l’importance de la vigilance face aux discours et aux systèmes qui peuvent normaliser l’inacceptable.

 

Entre mémoire et réflexion morale

L’intérêt de La Conférence ne réside pas seulement dans son aspect historique, mais aussi dans les questions morales qu’il soulève. Qu’est-ce qui pousse des individus à devenir les rouages d’une machine de mort ? Comment expliquer la complaisance, voire l’enthousiasme, de ces hommes face à un projet génocidaire ? Le film, par son austérité assumée et son refus de tout pathos, laisse le spectateur face à ces interrogations, sans chercher à offrir des réponses simples. En ce sens, il participe pleinement à l’effort de mémoire : non pas en dictant une lecture univoque, mais en invitant chacun à méditer sur les mécanismes qui ont rendu la Shoah possible. Ce sont là des approches totalement exploitables avec des élèves.

 

Conclusion : aborder la Shoah au cinéma avec des élèves, une nécessité dont il faut savoir s’emparer

 

En définitive, à l’heure où nous commémorons les 80 ans de la libération des camps, le cinéma joue un rôle irremplaçable dans la transmission de la mémoire de la Shoah dans une époque où on lit moins, dans le meilleur des cas, où de plus en plus de personnes consomment des vidéos de 30 secondes à 5 minutes, regardent des films ou épisodes de série en 2, 3 ou 4 fois, tout en tapotant de façon compulsive sur un écran pour réagir sur des réseaux sociaux débridés de toute remise en perspective sérieuse au nom de la liberté, totale, d’expression. Les divers films présentés sur Cliociné montrent la diversité des approches possibles, chacune offrant un éclairage unique sur une tragédie complexe.

Un prochain article explorera davantage ces questions à travers des œuvres peut-être méconnues et des approches …. étonnantes mais rigoureuses.

 

Pour aller plus loin … Comment enseigner le Shoah à l’école ? – Enseigner la Shoah a travers le cinéma, par Ophir LEVY, maître de conférences en études cinématographiques à l’Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis, INSPE Lille