Au matin du 20 janvier 1942, à Berlin, une quinzaine de hauts dirigeants de l’appareil nazi se rassemblent à l’invitation de Reinhard Heydrich, dans une luxueuse villa au bord du lac Wannsee. Autour d’une table en U, ils ont la mission de régler définitivement la question juive en Europe, c’est-à-dire de définir la « Solution finale » qui, en 1945, a décimé six millions de Juifs : voici les bases de « La conférence ».
Le film narre l’épisode resté dans l’histoire sous le nom de « Conférence de Wannsee »; c’est d’ailleurs sous ce titre que le film est référencé en Allemagne (Die Wannseekonferenz).
Données techniques
Titre original : Die Wannseekonferenz
Aussi connu sous le nom de : The Conference, La Conférence de Wannsee
Genres : Historique, Drame
Année : 2022
Pays d’origine : Allemagne
Durée : 1 h 48 min
Date de sortie : 24 janvier 2022 (Allemagne), 19 avril 2023 (France)
Réalisateur : Matti Geschonneck
Scénaristes : Magnus Vattrodt, Paul Mommertz
Producteurs : Reinhold Elschot, Friederich Oetker, Frank Zervos, Stefanie von Heydwolff, Oliver Berben
Distributeur : Condor Distribution
Une excellente restitution d’une page sombre de l’histoire allemande
Le réalisateur, Matti Geschonneck, livre ici la troisième adaptation de cette terrible rencontre, après la version de Heinz Schirk en 1984 et de Frank Pierson en 2001 (Conspiration). Disons-le d’emblée, l’excellent jeu des acteurs, la retenue glacée de la mise en scène, la densité de ton signent un film d’une exceptionnelle qualité et dont plusieurs passages peuvent être exploités en classe. Sans doute cette sobriété sera-t-elle jugée rébarbative à une époque où l’on ne jure que par les effets spéciaux, le sentimentalisme et la musique tonitruante, mais cela ne fera jamais de La Conférence un mauvais film. Au contraire, il y a dans cette économie des effets, un grand souci de justesse générale qui permettra au film de franchir sans crainte le cap des années.
Les analyses suivront après la photographie. Si vous ne souhaitez pas subir un divulgâchis, il faut arrêter ici votre lecture.
Un film classique
Les trois unités de temps, de lieu et d’action
Comme au théâtre classique, le film obéit à trois unités.
Une unité de lieu d’abord, avec la Villa Marlier, saisie au petit matin d’une journée d’hiver, avec quelques bancs de neige accrochés à la pierre grise. La façade côté entrée, la salle de réunion, quelques pièces annexes et la terrasse, ouverte sur le lac constituent le seul cadre du film.
Une unité de temps également. La conférence a duré dans les faits à peine deux heures ; le film ne dépasse pas ce format mais s’autorise quelques légers débords en amont et en aval de la réunion.
Une unité d’action enfin : le règlement de la « question juive ».
Une tension permanente
Le film réussit le subtil équilibre de maintenir le spectateur dans un état de tension permanent, alors même que les conférenciers se ménagent des pauses régulières. Il faut dire que les pauses ne servent nullement à interrompre les échanges. Au contraire, elles les prolongent en offrant des occasions, pour les uns et les autres, d’avancer dans cette société de cour qu’est aussi le national-socialisme. Il en ressort une absence totale de gratuité dans la conversation, les nouvelles demandées sur les familles ou les lieux d’affectation ne servant que de fils aux réseaux serrés d’alliance, d’intérêt et de rivalité qui traversent ce petit monde.
Par ailleurs, comme dans Les Sentiers de la gloire de Kubrick (1957), la narration laisse espérer plusieurs fois au spectateur qu’à un moment, même bref, un sursaut d’humanité jaillirait de ces discussions lunaires où l’on parle « évacuation », « délestage » et « mesures d’apaisement ». Le spectateur est en quête de ce personnage qui, d’une certaine façon, lui permettrait à un moment d’espérer que la barbarie la plus infâme n’avait pas totalement effacé les réflexes moraux les plus primaires. Quand on pense l’avoir trouvé, Matti Geschonneck s’arrange pour nous rappeler rapidement à l’ordre.
Variations psychologiques sur l’enfer
Ainsi, la petite secrétaire discrète et assise dans un coin, fraîchement arrivée au bureau IV – B4 et seul élément féminin du film, finit par lâcher qu' »on s’amuse beaucoup » dans sa nouvelle affectation. Elle ne cille d’ailleurs jamais à l’évocation des massacres déjà commis en Europe de l’Est.
Il en va de même pour Wilhelm Stuckart, désigné assez vite comme l’empêcheur de tourner en rond par les figures les plus sinistres de l’aréopage et qui, en séance, s’indigne que l’on puisse s’attaquer aux « sangs-mêlés », c’est-à-dire aux « demi-juifs » et aux « quart de juifs ». Mais finalement, l’émoi manifesté ne dissimule que l’exaspération de voir que son travail d’écriture pour les lois de Nuremberg se retrouve de fait oublié et que son importance est désormais réduite à ce qu’elle est, c’est-à-dire rien. D’ailleurs, en bon élève soucieux de rattraper son retard, il propose subitement qu’au lieu d’anéantir les « sangs-mêlés », on pourrait se contenter de les stériliser…
Un autre enfin, Friedrich Wilhelm Kritzinger, fils de pasteur, vétéran de la Grande guerre et inquiet des conséquences des tueries de masse, se révèle à l’usage surtout préoccupé de l’état mental des Allemands participant à la tuerie qui, un jour, se marieront et seront « pères d’enfants allemands ».
Oui, la salle de conférence est remplie de personnalités qui, sous des formes diverses, renvoient à ce que l’humanité peut faire de pire. D’un côté, les brutes à peine dissimulées sous l’uniforme, à commencer par Rudolf Lange, revenu de Lettonie et homme indispensable du Einsatzgruppe A, et qui part au bordel avec son voisin de table, Karl Eberhard Schöngarth, après la conférence. De l’autre, les ambitieux sans foi ni loi qui, au gré des circonstances, de leur degré d’intelligence et de cynisme, se poussent du coude et se placent. Tous ces éléments psychologiques ne sont pas discernables depuis la principale source utilisée pour le film, à savoir la trentaine d’exemplaires du procès-verbal de séance envoyé aux participants. Toutefois, ils retranscrivent les débats qui agitaient alors les sphères dirigeantes et qui sont attestés par d’autres sources Johann Chapoutot, « À la conférence de Wannsee, les nazis étaient dans l’ordre du jour, rien d’autre », L’Obs, 19 avril 2023.
Quelles lectures des criminels nazis et de la Shoah le film livre-t-il ?
Le nazisme, le désordre et l’ordre
Le film révèle en images ce qu’Hannah Arendt, entre autres, avait si bien décrit dans ses ouvrages : le chaos derrière l’ordre en surface.
Alors que les participants s’attellent à comparer chiffres, tableaux, cartes, estimations, le spectateur est frappé de trois choses :
- la confusion des attributions et des domaines de compétence, au gré de la guerre certes, mais aussi de l’impéritie du Führer, sur lequel le film n’ose trancher entre ce qui relèverait de l’inaptitude personnelle d’Adolf Hitler et l’usage de la bonne vieille tactique du « diviser pour régner »,
- l’incapacité à anticiper les scénarios liés à l’application de la moindre décision, tout étant finalement reporté à plus tard, avec cette confiance aveugle en la capacité d' »improvisation » des acteurs, le cas échéant,
- l’instabilité des mesures déjà prises, en cours, ou à prévoir. La raison le dispute toujours à l’instinct. Les lois de Nuremberg avaient un sens en 1936; si en 1942, elles « compliquent », elles doivent être dépassées, sans même qu’on prenne le temps de s’y arrêter. Il y a là une très bonne traduction de l’univers mental nazi, tel que Johann Chapoutot l’a décrit ces dernières années par exemple.
L’une des questions les plus débattues en séance concerne les territoires auxquels sera appliquée « l’évacuation », à savoir l’Europe et non pas seulement l’Allemagne, et surtout l’ordre avec lequel il faudra procéder. Chaque présent fait du sort réservé à son propre territoire un étalon de sa valeur absolue aux yeux du Führer.
De ces incertitudes, de ce rapport au temps si fluant, résulte un cercle infernal de compétition entre les dignitaires nazis, toujours inquiets d’être bien en cour, en l’occurrence ici d’avoir un siège au plus près de celui d’ Heydrich, toujours soucieux d’avant-gardisme dans la force de proposition, pourvu que cela interprète au mieux les volontés d’Hitler. Sur le fond, le film ne prend pas véritablement parti dans le débat bien connu entre les « intentionnalistes » qui estiment que les crimes nazis procèdent d’un projet global et arrêté très tôt, et les « fonctionnalistes » qui accordent plus d’importance au contexte et à l’entourage du Führer Nicolas Patin, « Ce qui s’est décidé à la conférence de Wannsee », dans L’Histoire (site internet), 19 janvier 2023 .
La Shoah commence-t-elle à Wannsee ?
Certainement pas.
La conférence, souvent présentée comme une sorte d’acte de naissance de l’extermination des juifs, n’a rien décidé de ce qui n’a pas déjà été expérimenté, planifié, mené ailleurs, en plusieurs occasions. Les massacres ont déjà commencé : entre 500 000 et 1 million de personnes ont déjà péri. Le massacre de Babi Yar est d’ailleurs évoqué dans les échanges. La Shoah a commencé.
Comme tout le monde est antisémite autour de la table, il ne s’agit nullement de chercher une adhésion large au génocide qui, de fait, est déjà acquise depuis longtemps. Il s’agit par contre de s’ajuster au contexte de ce début d’année 1942. Si tout le monde parie sur une prochaine victoire contre l’URSS, sur le moment, la guerre a fermé la porte aux solutions de déportation hors d’Europe (vers Madagascar ou le grand Nord). Par ailleurs, si la détention illimitée apporte une main d’œuvre appréciable en un temps où les travailleurs allemands sont devenus des combattants, elle mobilise aussi des ressources, en hommes et en financement, que l’appareil nazi aimerait voir employées ailleurs. Il faut donc résoudre cette contradiction : concentrer et contrôler des populations juives de plus en plus importantes, c’est l’obsession d’un Bülher qui représente le Gouvernement général de Pologne, tout en y mobilisant un encadrement minimal.
Plusieurs suggèrent de reporter la question juive après la guerre mais ce serait contrarier le grand dessein nazi et la mission sacrée que cette génération s’est donnée de « purifier » l’Europe de cet ennemi éternel. La réunion est donc un moment technique où, à force de comparaisons de données diverses et de remontées des différentes régions occupées, l’assemblée s’efforce de déterminer la réponse la plus efficiente. Ce n’est qu’en sortant, au moment d’attendre sans doute les manteaux, que la question des chambres à gaz, entre deux commentaires sur les camions de gazage et les effets psychologiques des fusillades sur les soldats allemands, est évoquée.
À quoi Wannsee a-t-il servi ?
La conférence a servi deux objectifs.
Le premier, c’est Heydrich qui le confie à la toute fin au moment d’ordonner la préparation d’un procès-verbal simplifié et classé « Confidentiel ». Il faut impliquer tous les participants : « ils ne pourront pas dire qu’ils ne savaient pas ». Dans ce monde confus du nazisme, entre parti, SS, ministères, etc., les autorités ont toutes été rassemblées en un point d’intersection sur le système génocidaire en cours : toutes sont au courant, toutes participent, toutes rendent compte.
Le second avalise le basculement du pouvoir opérationnel entre les mains de Heydrich et à travers lui, de la SS. Le film met en scène cette prise de pouvoir : Heydrich, dernier arrivé qui s’est fait attendre, est le maître absolu des horloges. Au centre de tout, c’est lui qui parvient à coordonner cette « polycratie » de ministères, du partis, d’hommes anciens et nouveaux. Mais il n’opère que sur un sujet déterminé : le génocide. Notons d’ailleurs que l’efficacité dont se prévaut Heydrich tient beaucoup au travail fourni par le bureau IV-B4, représenté par Eichmann. À chaque question, c’est vers lui qu’Heydrich se tourne pour commenter un chiffre, fournir une estimation, déterminer la parade logistique d’un problème. La « banalité du mal » dans ses oeuvres.
Pour prolonger la lecture
- Tal Bruttmann, Christophe Tarricone, Les 100 mots de la Shoah, collection QSJ, PUF, 2020 [Compte-rendu des Clionautes]
- Dossier du Procès d’Eichmann, dans L’Histoire, n°362, mars 2011, avec notamment l’article de David Cesarini, « Comment on devient Eichmann ».
- Johan Chapoutot, Comprendre le nazisme, Paris, Tallandier, 2020 [Compte-rendu des Clionautes]
- Christian Gerlach, Sur la conférence de Wannsee. De la décision d’exterminer les Juifs d’Europe, Paris, Liana Levi, 1999.
Voici également une table ronde organisée le 20 janvier 2022 par le Mémorial de la Shoah, intitulée « Hiver 1941-1942. Prélude de la Shoah en Europe de l’Ouest », avec Tal Bruttmann, Laurent Joly et Florent Brayard.
On trouve également en ligne le compte-rendu d’une conférence de Florent Brayard intitulée « La réévaluation de la conférence de Wannsee par les historiens », rédigé par Anne Urbain du lycée Carcouet de Nantes et disponible sur le site pédagogique de l’académie de Nantes.
Enfin nous sommes heureux de proposer également le lien vers le support pédagogique mis à disposition par nos paertenaires de Zéro de Conduite.