Le fils de Saul pose une question centrale. Peut-on filmer le processus d’extermination des Juifs par les Nazis de l’intérieur, avec une approche artistique ? Cette question n’est assurément pas nouvelle au cinéma, mais l’expérience que représente le film de Laszlo Nemes, primé à Cannes en 2015, mérite de la faire revenir sur le devant de la scène.

Nécessairement la question a de quoi déranger et ce d’autant plus que le film de Laszlo Nemes est d’abord une expérience sensitive. Il ne s’agit pas d’aborder le sujet de façon pédagogique, d’en expliquer les racines profondes ou d’en analyser les mécanismes. Ce film est avant tout une expérience au plus profond de l’horreur et de l’indicible. En ce sens il s’est imposé pour entamer une sélection de films explorant, à ma façon, le thème de la 26e édition des Rendez-Vous de l’Histoire de Blois, « Les vivants et les morts ».

 

 

Le fils de Saul ou la plongée infernale au coeur d’un Sonderkommando

 

Le scénario en lui-même est assez troublant. Se déroulant à Auschwitz en octobre 1944, le spectateur suit, au plus près de son corps, le périple macabre de Saul, un juif hongrois appartenant aux Sonderkommando. Ces «commandos spéciaux» sont chargés d’assister le processus de destruction des juifs qui n’entrent donc pas dans le camp. Canaliser leur arrivée, les trier, les préparer aux chambres à gaz puis vider ces dernières des cadavres, avant de les mener au four où ils seront définitivement libérés de cet enfer terrestre.

Dans ce processus Saul s’empare du destin d’un jeune juif qui survit, pour quelques heures, au processus de gazage. Destiné aux pires expériences de pseudo médecine, le héros décide de lui offrir un enterrement digne, respectueux des traditions juives. Cette obsession devient alors le fil d’Ariane d’une survie, pour quelques heures, pour quelques jours, au cœur du pire processus qui a été mis en place pour détruire l’humanité.

 

Une reconstitution historique rigoureuse passant au second plan

 

D’une certaine façon il pourrait y avoir une dimension pédagogique dans cet exercice. En effet, en suivant les pas de Saul, il est possible d’analyser le fonctionnement complet du processus. De l’arrivée sur les quais, avec la descente des wagons, le tri et la sélection des victimes, le déshabillage, le gazage, la crémation, le tri des vêtements, l’exploitation des corps par des médecins désignés, le caractère à la fois militaire et industriel du processus, tous ces éléments sont abordés. Il y a même, sans tout dévoiler, une approche de la Shoah par balles, absolument terrifiante quant à son rendu, son caractère impitoyable et méthodique. Pour autant, l’expérience ne permet pas véritablement de s’emparer du sujet, de se poser les légitimes questions. Pour se faire, il nous faudrait pouvoir réfléchir. Or les choix artistiques mobilisent avant tout nos sens.

La caméra suit au plus près ce héros qui se démène dans cet enfer. Les sons sont terribles. La mort rôde partout et vient parfois faucher des inconnus au détour d’un cri ou d’une tentative désespérée de survivre. Le flou des arrière-plans, l’oppression de la masse ; il ne manque quasiment que l’odeur pour se sentir happé par cette porte des enfers. C’est ici que l’on peut véritablement parler de tour de force esthétique, avec le risque justement de considérer ce film comme une simple œuvre cinématographique parmi d’autres, alors même que le sujet ne semble pas pouvoir permettre de mettre en avant le cinéma.

Plus que « La liste de Schindler » de Steven Spielberg je dirais que le film se rapproche d’abord d’une œuvre beaucoup moins connue, « Sobibor » de Jack Gold, sorti en 1987 à la télévision.

 

Ces deux œuvres partagent la volonté d’aborder la question de la choix, et plus généralement de la destruction des êtres humains selon un processus industriel par les nazis, en montrant à la fois le quotidien des victimes, mais aussi en montrant la volonté de résister. Dans les deux cas l’une des trames est celle de la préparation d’une évasion. Dans le cas de « Sobibor » il s’agit ni plus ni moins de préparer l’évasion de tous, alors que dans « Le fils de Saul » ceci ne concerne qu’une poignée de personnes.

Mais, fondamentalement, le choix de Laszlo Nemes, beaucoup plus porté dans sa réalisation sur l’esthétique, fait que les deux films ont finalement beaucoup ont moins de points communs que l’on pourrait penser au regard du sujet. « Sobibor » prend le temps de nous toucher, de raconter des petites histoires dans le quotidien d’un camp. « Le fils de Saul » nous happe et nous tire au fond de la géhenne sans jamais nous laisser revenir en surface.

Le choix de suivre le quotidien d’un Sonderkommando permet aussi de rapprocher « Le fils de Saul » d’une autre œuvre, beaucoup moins connue elle aussi que le film de Steven Spielberg, « The grey zone » de Tim Blake Nelson sorti en 2001.

 

 

Ce dernier est néanmoins plus direct dans sa capacité à nous montrer la Shoah. « Le fils de Saul« , par son parti pris esthétique, par sa volonté de ne pas montrer véritablement l’horreur des gazages par exemple, grâce à l’utilisation du flou, permet de ne pas avoir la sensation d’être devant un film strictement voyeuriste. C’est donc un choix artistique, cinématographique, tout à fait valide, et ce d’autant plus que la dimension sensorielle joue tout de même pleinement son rôle, notamment grâce au travail de son, je me répète, assez incroyable.

 

La vie, malgré tout

 

L’autre puissance de film est de nous faire suivant, au milieu de la mort, le chemin de la vie. Les tensions entre les prisonniers, la séparation des hommes et des femmes et leur vie commune d’essayer de se retrouver parfois, la quête de survie, les petits trafics médiocres, l’envie de témoigner aussi, les échanges avec certains geôliers, sont autant de lueurs d’humanité au plus profond de l’enfer.

 

Claude Lanzmann, au moment de la sortie du film, a souligné combien il se sentait plus proche du travail de Laszlo Nemes que de celui de Steven Spielberg[1]. Les deux films en totalement leur place, tout comme ceux de Tim Blake ou de Jack Gold. Reste la question posée par la possibilité d’exploiter ce film avec des élèves.

 

En HGGSP, donc en Terminale, il semble possible d’utiliser ce film dans le thème consacré aux mémoires, et notamment à la façon dont le cinéma a pu aborder la question de la Shoah. Il ne reste pas moins que le film est dur et que tous les élèves ne pourront pas, peut être, aller au bout. Il importe également de construire une véritable réflexion en amont, avec les élèves, et de les accompagner après le film pour pouvoir décortiquer cette œuvre singulière. Je ne montrerai pas « Le fils de Saul » à tous les élèves, mais en fonction des groupes, il me semble opportun de proposer un travail dessus.

 

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Fiche technique

Hongrie / 2015/ 1h 47min / Drame

Titre original : Saul fia

Réalisateur : Laszlo Nemes

Scénaristes : Laszlo Nemes et Clara Royer

Musique : Laszlo Melis

Avec : Geza Röhrig, Levente Molnar, Urs Rechn, Todd Charmont, Sandor Zsoter

 

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Note :

[1] https://www.telerama.fr/festival-de-cannes/2015/claude-lanzmann-le-fils-de-saul-est-l-anti-liste-de-schindler,127045.php