Bonsoir à tous,
c’est avec beaucoup de plaisir que je réponds à l’invitation de Emma Debroise, la scénariste et la maîtresse d’œuvre de ce moyen métrage que vous allez voir dans quelques minutes. Revenir à Puisserguier, un village que je n’ai jamais vraiment quitté tant les liens que j’ai pu y nouer il y a 24 ans sont restés forts.
Ce soir j’interviendrai, et c’est une première pour ce qui me concerne ici, comme l’historien que je suis, pour mettre en situation cette histoire de fiction mais qui reste d’une terrible réalité.
Au-delà des événements historiques, et nous sommes bien placés dans notre région pour en parler, il y a leur mémoire. Je citerai bien entendu les mémoires de Puisserguier, cette association qui mène un travail remarquable, mais il y a aussi ces mémoires blessées, celles qui évoquent les convulsions de l’histoire.
Et au fur et à mesure que le temps passe, que les témoins disparaissent, les mémoires reviennent à la surface. On pourrait trouver cela positif, si cela n’était pas trop souvent instrumentalisé. La mémoire d’un témoin, d’une famille, est un précieux vestige. Il s’inscrit dans la formation d’une identité. Mais la mémoire n’est pas l’histoire. Mais celle-ci est un objet d’histoire, et depuis les années 1970, des historiens comme Philippe Joutard à propos des guerres conduites par les protestants des Cévennes contre les dragons du roi Louis XIV, ont ouvert un chantier sur le lien à opérer entre l’histoire et la mémoire.
Cela est d’autant plus important que les mémoires qui sont une somme d’histoires individuelles peuvent se révéler concurrentes et parfois, souvent, conflictuelles.
Dans les programmes d’histoire du second degré, en classe de terminale, depuis plusieurs années, les professeurs traitent de ce chapitre : « l’historien et les mémoires ». Ils ont le choix entre deux épisodes qui sont deux fractures de notre histoire nationale, les mémoires de la seconde guerre mondiale, et cette réalisation s’inscrit parfaitement dans cette démarche, et l’historien et les mémoires de la guerre d’Algérie.
Notre territoire porte témoignage de ces deux mémoires.
Au moment où je préparais cette intervention je recevais le récit d’un de nos voisins, un habitant de Cessenon, âgé de 77 ans, qui au fil de ses pérégrinations sur Internet, a découvert le combat que nous avons mené à Béziers depuis 2014, contre le locataire de l’hôtel de ville qui semble avoir un problème relationnel avec l’histoire.
Jacques, puisque c’est de lui qu’il s’agit, m’a donc confié son texte, 165 pages de souvenirs, ceux d’un appelé en Algérie, entre 1960 et 1962. Dans les mois qui viennent, nous mettrons en œuvre nos compétences pour conserver ce témoignage, et surtout pour le remettre en perspective. En visitant les sites des Clionautes, et notamment Clio-ciné, vous pourrez suivre l’avancée de ce travail.
Avec cette œuvre de fiction, Emma a voulu écrire une histoire, l’histoire d’une femme, dans ce que l’on appelle « la grande histoire » celle des historiens, qui ont traité cette période de tensions extrêmes, celle de la libération et de l’épuration.
Libération du territoire national de l’occupant nazi, mais aussi début de ce qui aurait pu être une guerre civile. D’autres pays, comme la Grèce à partir de 1945, n’y ont pas échappé.
En France, dès la fin de la guerre, les chiffres les plus fantaisistes ont commencé à circuler. Souvent d’ailleurs relayés par les services des troupes américaines présentes dans le pays. Les chiffres de l’épuration de masse ont été relayés par Robert Aron, dans son histoire de l’épuration, qui parle de 40 000 victimes. Dès novembre 1944 on parlait de 100 000 morts. Un journaliste américain parfait de 50 000 morts dans l’rac méditerranéen dès 1944.
La vengeance a été à l’origine de ce que l’on a pu appeler l’épuration extrajudiciaire, et l’on a pu considérer que cette dernière aurait fait, de sources préfectorales près de 10 000 victimes. Le comité d’histoire de la seconde guerre mondiale, dans une enquête menée dans les années 50, département par département, semble avoir arrêté le chiffre autour de 8100 personnes, sur 87 départements.
Il faut évidemment situer cela dans le contexte de vengeance, à partir de 1943, notamment et l’occupation de la zone sud, le développement des maquis, y compris dans notre territoire, et la constitution de la milice de Darnand, dont les membres ont pu être pourchassés à la libération, et parfois exécutés après un jugement sommaire. Il faut voir ce film très dérangeant de Louis Malle, Lacombe Lucien, paru en 1974.
Il faut noter également que des meurtres ont pu être commis, sous couvert d’action de résistance, ce qui a conduit d’ailleurs leurs auteurs devant la justice et parfois des pelotons d’exécution.
La question qui est abordée dans le film est celle des femmes tondues à la libération.
Le phénomène s’est déroulé dès la fin 1943, et ces actes étaient commis de façon spontanée, surtout avant juin 1944, et le début du repli allemand, contre les femmes qui se prostituaient, ou qui simplement entretenaient des liaisons sentimentales avec des soldats des troupes d’occupations.
Dans certains cas l’organisation de ces tontes a pu être organisée de façon entre guillemets « légale », par décision du commissaire de la république de Montpellier par exemple, lors d’une réunion des forces françaises de l’intérieur.
On propose : « les femmes ont couché avec des Allemands seront conduites au service de la prostitution ; elles seront tondues et mises en carte après avoir subi un examen vénérien. »
Je rappelle qu’avant guerre, jusqu’à la loi Marthe Richard de 1947, les femmes qui faisaient commerce de leur corps étaient mise en carte et soumises à des contrôles sanitaires, lorsqu’elles étaient en maison closes.
L’assimilation de ces femmes qui pour la plupart avaient commis la faute d’aimer un homme au-delà de l’uniforme qu’il portait, à des prostituées, explique pourquoi la tonte des cheveux a été pratiquée.
Cela s’inscrivait dans une mesure de prophylaxie contre les maladies vénériennes, mais aussi comme une démarche spécifique contre le corps des femmes, leur faute étant considérée comme plus grave que celle des hommes.
On retrouve d’ailleurs cela dans une tradition très ancienne, parce que la femme transmet la vie, elle n’est pas considérée par la communauté comme propriétaire à part entière de son corps. L’offrir à l’occupant relève de la trahison.
Au Moyen Âge la femme adultère est exposée et promenée dans les rues de la ville, et forcément considéré comme perdue.
Dans le code napoléonien la femme est adultère quel que soit le lieu où l’acte a été commis. L’homme n’est adultère que lorsqu’il commet cet acte au domicile conjugal.
Cette répression spécifique exercée à l’encontre des femmes est une sorte de catharsis collective, d’exorcisme, souvent commis par la communauté même qui avait bien dû, pour continuer à vivre côtoyer l’occupant. Collaborer en quelque sorte, y compris de la plus anodine des façons.
Au rendez-vous allemand
Paul Eluard 1944
1944
Comprenne qui voudra
Moi mon remords ce fut
La malheureuse qui resta
Sur le pavé
La victime raisonnable
À la robe déchirée
Au regard d’enfant perdue
Découronnée défigurée
Celle qui ressemble aux morts
Qui sont morts pour être aimés
Une fille faite pour un bouquet
Et couverte
Du noir crachat des ténèbres
Une fille galante
Comme une aurore de premier mai
La plus aimable bête
Souillée et qui n’a pas compris
Qu’elle est souillée
Une bête prise au piège
Des amateurs de beauté
Et ma mère la femme
Voudrait bien dorloter
Cette image idéale
De son malheur sur terre.