I, Il est temps de corriger cet affront

Lors de notre chronique de l’excellente série danoise « Au nom du père », nous nous étions étonnés du fait que la première grande série d’Adam Price sur la vie politique danoise, Borgen, ne soit pas encore passée sous la plume des auteurs de Clio Ciné.

Cette chronique entend réparer ce regrettable oubli.

En revisionnant les différents épisodes de la première saison de la vie au Château Expression faisant référence au bâtiment accueillant le parlement danois : le château de Christiansborg, je me suis souvenu des raisons qui m’avaient amené à tant apprécier la série d’Adam Price. Borgen est de ces productions télévisuelles qui assument de prendre le contre-pied des schémas qui réussissent et remplissent les cahiers des charges des producteurs. Aux climats chauds et festifs des séries policières contemporaines Les experts Miami sont alors au sommet de leur gloire sur les écrans français Borgen préfère l’ambiance froide, et presque impersonnelle pour certains, des pays scandinaves. A l’inverse des présentations spectaculaires et caricaturales des questions politiques dans la plupart des produits télévisuels (pensons ainsi à la série Designated Survivor), Borgen prend le parti d’une mise en scène réaliste et concrète des débats dans un régime parlementaire ancien 1849 et sans discontinuer depuis, bel exploit !.

 

Designated Survivor ou le manuel de tout ce qu’il ne faut pas faire dans une « série politique »

 

Contre toute attente la série s’exportera en dehors des frontières danoises et rencontrera un très vif succès Près de 2.5% de part d’audience pour Arte avec sa première diffusion. A l’image d’une petite série anglaise de la même année, narrant les affres sociaux et romantiques d’une famille d’aristocrates britanniques, et que l’on doit prendre très au sérieux.

Le succès de Borgen ne tient pas aux goûts prononcés chez certaines personnes doctes pour les slips brésiliens ou les culottes anglaises ! Sa réussite tient en un traitement mature et adulte d’un domaine source d’un fort imaginaire, qui demeure fortement obscur pour la plupart de nos concitoyens. Borgen montre, entre autres, à quel point la vie politique peut-être une amante fougueuse mais exigeante, qui happe les individus, bouleverse leurs existences et les pousse, par moments, à remettre en cause leurs idéaux pour aller se « salir les mains »

II, « En politique, si vous voulez des discours, demandez à un homme. Si vous voulez des actes, demandez à une femme » Thatcher

 

Birgitte veut regarder le Danemark dans le fond des yeux.

La série nous propose de suivre le quotidien et l’ascension politique de Birgitte Nyborg (interprétée par la sublime Sidse Babett Knudsen), présidente du parti politique centriste « Les Modérés ». Quarantenaire épanouie, elle parvient à jongler entre son engagement politique comme leader d’un parti d’appui des grandes coalitions dont les pays scandinaves, à la tradition parlementaire bien plus affirmée que dans notre cher hexagoneNous ne rentrerons pas dans les considérations politiques, nous laissons cela aux débats animés qui ponctuent les longues soirées clionautiques, ont le secret ; et sa vie de famille riche auprès de ses deux enfants Laura, Magnus et son époux Philipp. Ce fragile équilibre, construit autour du pacte entre les époux sur leurs ambitions professionnelles et personnelles respectives, vole en éclat lorsque que le gouvernement libéral est mis à mal, à l’approche des élections législatives, par la révélation d’un scandale financier autour d’un détournement de fonds.

Si une telle accusation, dans nos pays latins, est rapidement balayée et mise sous le tapis Qui n’a pas commis de détournements de fonds en politique avant 50 ans a raté sa carrière…, il n’en est rien dans la très luthérienne péninsule danoise. La sanction électorale est brutale et profite, contre toute attente, au parti des Modérés, propulsant Birgitte au poste de Premier Ministre.

 

Helle Thorning-Schmidt : principale inspiratrice de Birgitte

L’objet de Borgen est déjà l’analyse de l’incarnation de la politique, et de l’autorité qui en découle, en une femme. Au moment de sa diffusion sur les canaux danois, le pays n’avait pas connu de gouvernement dirigé par une femme. Particularisme dans les démocraties libérales qui prendra fin l’année suivante avec la victoire des sociaux-démocrates dirigés par Helle Thorning-Schmidt, longtemps perçue comme l’inspiratrice du personnage principal de la série.

Heureux hasard ? Gageons que cela n’est pas si anodin sous la plume efficace d’Adam Price. Face à cette situation encore inconnue au moment d’écrire le scénario de la première saison, Price prend le parti de mettre en scène, au cours de celle-ci, toutes les difficultés que devra surmonter Birgitte pour parvenir à s’imposer dans ce monde d’hommes et se glisser dans les habits de chef du gouvernement de sa Majesté la reine Margrethe II.

 

Lars Hesselboe, le premier ministre libéral déchu, fervent adversaire de la politique de Birgitte

Au fil des épisodes l’on perçoit se construire la stature de chef de gouvernement de Birgitte, dépassée tout d’abord par les difficultés et les responsabilités qu’impose la charge qu’elle a accepté de prendre, au détriment progressif de sa famille qui n’y résistera pas. Il faut dire que ses adversaires ne la ménagent pas, usant de tous les stratagèmes législatifs, politiques et médiatiques pour contester et remettre en cause sa fragile autorité. L’on perçoit très nettement se dégager la misogynie d’un milieu profondément masculin où la place des femmes est réduite à celle de subalternes, faire-valoir politiques (Yvonne Kjaer) ou d’objets de désirs ayant mis à profit leurs atouts pour progresser, quitte à mentir sur leurs parcours et gonfler un peu le CV (Henritte Klitgaard). L’analyse que livre Adam Price a le très net avantage de demeurer subtile tout en étant assez limpide. Pas de pathos ou de moraline, dont sont pourtant si friands les anglo-saxons. La lutte pour l’égalité et la parité dans la société, et a fortiori dans le monde politique, est un chemin de crête. Il nécessite de lutter contre les anciens réflexes masculinistes ET les discours hypocrites faisant la promotion de la reconnaissance aux mérites des femmes tout en usant et flattant les plus bas-instincts pour parvenir à ses fins Une critique plus que pertinente à une époque où les discours sociétaux tendent à inverser les combats anciens des mouvements féministes, notamment sur la prostitution. Quand bien-même l’objectif était méritoire. L’enfer est bien souvent pavé de bonnes intentions, et Borgen se charge de nous le rappeler constamment.

 

La très jolie ministre du Commerce et de l’Industrie, Henriette Klitgaard, incarne le dilemme levé par Adam Price, déchirée entre son envie de reconnaissance et la tentation d’user de ses atouts.

 

Laudesen, incarnation du Trumpisme avant l’heure ?

Mais plus encore de ses adversaires, Birgitte doit se garder de ses amis et alliés/ex-alliés. Bien souvent l’attaque vient de l’endroit dont on l’attend le moins. Et les répercussions les plus tragiques touchent les plus proches collaborateurs (Bent). Birgitte est une parvenue, une femme qui s’est hissée contre tous les pronostics, au sommet de l’échelle politique de son pays. Renversant au passage le rapport de force avec le Parti Travailliste de Michael Laugesen, interprété par le méconnu, mais néanmoins génial dans ce rôle, Peter Mygind. Laugesen incarne tout ce que la politique contemporaine produit de plus détestable dans nos démocraties : populisme, démagogie, sexisme à peine dissimulé et goût prononcé pour le scandale et les couvertures de tabloïd.Laudesen reprendra d’ailleurs la direction du plus grand tabloïd danois après son échec politique. Tout est dit… Renversé dans ses ambitions par Birgitte il fait de sa chute politique une affaire personnelle. Son incursion récurrente dans les affaires et les scandales qui émailleront le quotidien du Premier Ministre, sur fond de fausses rumeurs et intox balancées à la population, sonne terriblement d’actualité au moment de la crise sanitaire que nous traversons, et après le mandat du président étasunien serial-twitteur.

III, « Calomniez, calomniez, il en restera toujours quelque chose » Francis Bacon

Une brillante journaliste qui entend demeurer indépendante.
L’autre grand personnage féminin de la série est la jeune et ambitieuse journaliste Katrine Fønsmark, interprétée par la talentueuse mais méconnue actrice Birgitte Hjort Sørensen. Au cours de cette première saison nous suivrons son parcours personnel, qui est tragique Nous vous laisserons le plaisir de la découverte,et professionnel, qui va l’amener à peu à peu s’émanciper de la tutelle professionnelle de la chaine de télévision pour laquelle elle travaille, TV1. Tout comme Birgitte, Katrine évolue dans un milieu particulièrement marqué par la présence masculine et dans lequel elle peine à imposer ses vues et ses ambitions pour fournir un journalisme de qualité et approfondi, quitte à déplaire aux huiles de sa rédaction et aux autorités danoises qui doivent être critiquées et remises en question pour faire vivre le débat démocratique.

 

Kasper, l’homme de l’ombre de Birgitte

 

Bien que se rencontrant très peu, Birgitte et Katrine sont reliées indirectement par Kasper Juul (joué par Pilou Asbæk), spin doctor du Premier Ministre et ancien compagnon de Katrine. L’homme de l’ombre et en charge des basses manoeuvres et des manipulations à mener pour parvenir à ses fins, quand le compromis et la négociation raisonnable n’ont pas abouti. Par son entre-gens il oeuvre à adoucir la parole médiatique et orienter, quand il le peut, le sens de l’information. Les relations complexes que Katrine entretient avec Kasper et leur passé commun illustrent assez justement sa défiance grandissante envers une politique médiatique qu’elle juge trop docile et pas assez incisive, volontaire et approfondie.

 

 

A l’époque de sa sortie, les dérives médiatiques que nous connaissons et que nous analysons de plus en plus, y compris par nos propres travaux, n’étaient pas encore si perceptibles. Pourtant Adam Price fait la critique de l’hyper-médiatisation venue d’outre Atlantique qui pousse le personnel politique à chercher de plus en plus à se mettre en avant et en représentation permanente, suivant les discours et les postures validées et réfléchies doctement dans des petits cénacles. Birgitte, qui rejette d’abord ces procédés, fini par y céder afin de mettre en avant la « solidité » de son couple. Ironiquement celui-ci ne survivra que quelques heures à cette interview vérité dans leur intimité. Car une caméra ne saurait reconstruire ce qui est déjà perdu, et jeter le voile sur la triste réalité d’un amour mort, victime des renoncements et de l’absence grandissante de Birgitte.

Maintenir l’ordinaire dans un quotidien extraordinaire : l’équation impossible du couple Birgitte-Philipp

L’approche ne révolutionne pas l’analyse mais montre l’envers du décor des relations complexes et incestueuses entre le monde politique et médiatique. Les dysfonctionnements démocratiques sont exacerbés par les difficultés médiatiques qui nuisent à la confiance dans l’information et renforcent les discours « alternatifs ».

L’illustration la plus aboutie de cette forme de presse est le tabloïd, ramassis de rumeurs bien souvent non fondées mais faisant vendre du papier et exaltant les plus bas instincts à défaut de susciter la réflexion et l’intelligence. Ici il prend le nom de l’Ekspres, titre décrié qui fera courir les plus grandes rumeurs sur le gouvernement. Ce n’est pas un hasard si le poste de rédacteur en chef sera repris par…Laudesen : c’était l’évidence même ! Il usera d’ailleurs de son poste pour tirer à boulets rouges sur Birgitte et alimenter les rumeurs.

Et, à la fin de la saison, c’est l’Ekspres que Katrine rejoindra. Elle incarne pourtant tout l’inverse de ce que nous venons de dire. Elle prend le contre-pied de cette fâcheuse tendance au pantouflage dans la presse en cherchant à appuyer là où cela fait mal, n’hésitant pas à enfoncer des portes et froisser quelques réputations. Et c’est en rejoignant les colonnes du tabloïd qu’elle espère y trouver un espace de liberté, lui offrant la possibilité de mener des enquêtes approfondies et sans scrupules. Au milieu de la calomnie peut poindre l’investigation journalistique.

IV, Une série au coeur des problématiques danoises

La série d’Adam Price embrasse son époque et entend jeter un regard subtil sur les principales problématiques qui traversent la société danoise des années 2010. En  parvenant au pouvoir Birgitte se retrouve confrontée aux dossiers laissés par ses prédécesseurs et auxquels elle doit tenter d’apporter une réponse. La première problématique à laquelle elle se retrouve confrontée touche à l’histoire et la diplomatie du pays : la place singulière qu’occupe le Groenland au sein du Danemark.

 

Le premier ministre groenlandais : un homme potentiellement corrompu mais soucieux d’améliorer le bien-être de son peuple.

A la suite d’un scandale révélé par un agent des services secrets danois, la population prend connaissance de l’utilisation du Groenland par les forces américaines comme lieu de transit de prisonniers considérés comme terroristes et potentiellement détenus en dehors de tout cadre juridique. La difficulté soulevée par cette situation  pose en elle-même la question du statut très particulier que l’île occupe dans l’histoire, la politique et la diplomatie danoise. A travers sa rencontre avec le premier ministre groenlandais c’est le rapport de domination politique, historique et économique à l’île qui se joue. Ancienne colonie Elle conservera ce statut jusqu’en 1953 le Groenland constitue un territoire très autonome mais souffrant terriblement de son retard de développement au regard du standard du pays. Les autorités sont confrontées au dilemme d’une préservation de l’identité inuite mise à mal très longtemps par la colonisation danoise, et son souhait de développement économique sur fond de ressources potentielles immenses en hydrocarbure pour pallier aux graves soucis sanitaires et sociaux . Au risque du népotisme et de la corruption.

 

Anticipant sur les nombreux enjeux à venir autour de l’île (Trump voulait en faire le 51ème état américain), Borgen dépasse le simple cadre de la série politique fiction pour ne pas hésiter à mettre les pieds dans le plat et porter un discours sur les questions qui interrogent les danois, sur ce qu’ils sont et sur ce qu’ils doivent être demain.

Sur fond de reprise en main de sa politique énergétique pour mettre fin aux forages d’hydrocarbures, le Groenland est dirigé, pour la seconde fois depuis 1979, par le leader d’Inuit Ataqatigiit, parti fermement indépendantiste. Borgen était en avance sur son temps.

V, Une série magistrale (encore)

Portée par un casting somptueux (et notamment, nous savons que nous nous répétons, la sublime Sidse Babett Knudsen) Borgen constitue une production à absolument visionner, et dans son intégralité (elle comprend 3 saisons, que nous n’avons pas pu analyser ici, sans quoi il nous aurait fallu bien plus de lignes) !

Une première série magistrale d’Adam Price. Et, cerise sur le gâteau, une quatrième saison de Borgen arrive très prochainement sur nos écrans.

Nous avons hâte !