L’Image manquante de Rithy Panh constitue un support pédagogique d’une grande richesse pour l’enseignement de l’Histoire-Géographie, Géopolitique et Sciences Politiques (HGGSP). Cette œuvre singulière tant par le fond que la forme, à la croisée du témoignage personnel, du document historique et de la création artistique, permet d’aborder avec les élèves des problématiques fondamentales sur la mémoire des génocides, les régimes totalitaires, et la représentation de l’histoire par l’image. Le génocide perpétré par les Khmers Rouges peut rester dans l’ombre, et ce d’autant que le programme de HGGSP insiste sur les génocides de la seconde guerre mondiale celui du Rwanda et de l’Ex-Yougoslavie.
L’Image manquante, un dispositif narratif et esthétique au service de la mémoire et de la réflexion
Le choix formel de Rithy Panh – recourir à des figurines d’argile pour reconstituer les souvenirs du génocide cambodgien – constitue un objet d’étude inattendu pour les élèves. Ce dispositif ouvre plusieurs pistes d’analyse.
La matérialisation de l’absence : les figurines d’argile incarnent littéralement ce que le titre évoque – l’image manquante, l’impossibilité de retrouver des archives visuelles authentiques d’une période systématiquement effacée par les Khmers rouges.
L’art comme résistance : en sculptant ses souvenirs, Panh démontre comment l’expression artistique peut devenir un acte de résistance face à l’entreprise d’effacement menée par les régimes totalitaires. Cette dimension permet aux élèves de saisir concrètement comment l’art peut constituer une forme de contre-pouvoir.
La distance nécessaire : le recours aux figurines permet paradoxalement d’approcher au plus près l’horreur en créant une distance salutaire. Cette approche offre une médiation précieuse pour aborder avec des adolescents des sujets particulièrement traumatiques sans tomber dans le sensationnalisme.
Un support pour comprendre les mécanismes totalitaires ?
Le film déconstruit avec une précision percutante les mécanismes du totalitarisme khmer rouge. La narration expose ainsi méthodiquement l’idéologie agraire radicale des Khmers rouges, leur utopie meurtrière et leur rejet de la modernité, offrant un cas d’étude exemplaire des dérives idéologiques du XXe siècle.
À travers le récit de Panh, les élèves peuvent analyser le processus de déshumanisation mis en œuvre par le régime de Pol Pot – l’évacuation forcée des villes, la négation des identités individuelles, la rééducation idéologique.
Enfin le film montre comment l’horreur s’est organisée administrativement, notamment avec les séquences sur le centre de torture S-21, illustrant la « banalité du mal » conceptualisée par Hannah Arendt.
Un laboratoire pour questionner l’écriture de l’histoire
La problématique des sources face à l’effacement méthodique
L’Image manquante pose frontalement la question fondamentale du travail historien : comment écrire l’histoire quand les sources ont été systématiquement détruites ou manipulées ? Le régime des Khmers rouges a pratiqué une politique délibérée d’effacement des traces, détruisant archives et documents, interdisant la photographie personnelle, et contrôlant strictement les images produites. Cette situation offre aux élèves un cas d’étude particulièrement éloquent accompagnant la question des mémoires, de leur transcription, dans le cadre du programme de terminale. Trois pistes peuvent être évoquées :
L’historien face au vide documentaire : comment l’historien procède-t-il quand les archives sont lacunaires ou ont été détruites ? Le film montre comment Rithy Panh compense cette absence par la création artistique, mais aussi par la collecte méticuleuse des rares documents existants.
La propagande comme source problématique : les seules images existantes sont souvent celles produites par le régime lui-même, posant la question de l’utilisation critique des sources de propagande. Le film juxtapose ces images officielles avec les reconstitutions en argile, créant un dialogue visuel qui met en lumière les mensonges de la propagande.
La hiérarchisation des sources : le film permet d’interroger la valeur respective des différentes sources disponibles (témoignages oraux, rares documents écrits, propagande) et leur articulation dans la construction du récit historique.
Le témoignage comme méthode historique
Le film constitue un laboratoire intéressant pour explorer avec les élèves la place du témoignage dans l’historiographie contemporaine. Comment le récit personnel de Rithy Panh parvient-il à incarner une expérience collective ? Le film montre comment un témoignage singulier peut éclairer des phénomènes historiques plus larges tout en conservant sa dimension subjective.
Réalisé près de 40 ans après les événements, le film permet d’explorer la question de la distance temporelle dans le témoignage et ses effets sur la remémoration et la mise en récit. Le geste du cinéaste dépasse la simple narration pour devenir un acte de résistance face à l’oubli programmé. Cette dimension permet de montrer aux élèves comment l’acte de témoigner s’inscrit dans des enjeux mémoriels et politiques contemporains.
La représentation visuelle comme enjeu épistémologique
L’approche formelle de Rithy Panh soulève des questions essentielles sur la représentation visuelle de l’histoire. Le choix des figurines d’argile révèle explicitement la nature construite de toute représentation historique. Cette mise en évidence du processus de fabrication peut sensibiliser les élèves à la dimension construite de tout discours historique, y compris ceux qui se présentent comme objectifs.
Le film brouille aussi les frontières entre document historique et création artistique, permettant aux élèves de réfléchir à la part de création inhérente à toute écriture de l’histoire. La solution formelle trouvée par le réalisateur pour évoquer l’horreur sans la montrer directement ouvre une réflexion sur les limites de la représentation des événements traumatiques et les choix éthiques qui s’imposent à l’historien. Ceci se retrouve ailleurs, par exemple concernant la représentation des camps de la mort à travers le cas du Fils de Saul de Laszlo Nemes.
Les enjeux contemporains de la mémoire historique
Le film permet enfin d’aborder les dimensions politiques et sociales de la mémoire historique. Comment transmettre la mémoire d’événements traumatiques aux générations qui ne les ont pas vécus ? Par sa forme, accessible, et son approche sensible, il constitue lui-même une tentative de réponse à cette question.
Il permet en outre d’aborder la question de la hiérarchisation des tragédies historiques dans la mémoire collective mondiale et la place relativement marginale du génocide cambodgien dans cette hiérarchie. Le long silence qui a entouré le génocide cambodgien, les difficultés à mettre en place un processus judiciaire et la réintégration d’anciens Khmers rouges dans la vie politique cambodgienne éclairent les enjeux contemporains de cette mémoire, à mettre en perspective avec le travail de le TPIY ou aujourd’hui la CPI dans le cadre ukrainien et israëlo-palestinien.
Applications pédagogiques spécifiques
De nombreuses pistes s’ouvrent avec les élèves :
- Travail sur les sources primaires : comparer les images de propagande khmère rouge avec les reconstitutions de Panh pour développer l’esprit critique face aux sources.
- Atelier d’écriture historique : proposer aux élèves d’écrire un court texte historique sur un événement en n’utilisant que certains types de sources, puis confronter les résultats.
- Débat historiographique : organiser une discussion sur la légitimité et les limites des différentes approches pour représenter des événements traumatiques.
- Analyse comparative : mettre en parallèle L’Image manquante avec d’autres œuvres qui questionnent l’écriture de l’histoire (comme Shoah de Claude Lanzmann ou S21, La machine de mort khmère rouge, autre film de Rithy Panh).
Un support pour aborder les génocides du XXe siècle dans une perspective comparatiste
Le génocide cambodgien demeure souvent moins étudié que d’autres tragédies du XXe siècle. Il est pourtant une porte d’entrée très intéressante, notamment en HGGSP, pour le thème de Terminale consacré aux mémoires. Ainsi « L’Image manquante » permet d’analyser les mécanismes spécifiques du génocide cambodgien tout en établissant des parallèles avec d’autres génocides (Shoah, Rwanda, Ex-Yougoslavie), affinant ainsi la compréhension des élèves sur ces phénomènes historiques.
Il offre aussi l’occasion d’appréhender les spécificités idéologiques des Khmers rouges, notamment leur utopie agraire et anti-intellectuelle, enrichissant la compréhension des idéologies totalitaires du XXe siècle.
Conclusion
L’Image manquante constitue bien plus qu’un simple document sur le génocide cambodgien – c’est une œuvre qui interroge fondamentalement notre rapport à l’histoire, à la mémoire et à la représentation des événements traumatiques. En cela, elle répond parfaitement aux exigences du programme d’HGGSP qui vise à développer chez les élèves une approche critique et réflexive des événements historiques majeurs.
Par sa forme innovante et sa profondeur thématique, le film de Rithy Panh permet d’aborder avec les élèves des questions essentielles sur les mécanismes totalitaires, la construction de la mémoire collective et les défis de l’écriture de l’histoire face aux tragédies du XXe siècle. En tant qu’œuvre artistique engagée, il démontre également comment l’art peut devenir un vecteur puissant de transmission mémorielle et un outil de résistance face aux entreprises d’effacement de l’histoire.
Avril 2025 verra le 50e anniversaire de la prise de Phnom Penh par les Khmers rouges. Dans le cadre de cette commémoration, le « Forum des Images » organise une vaste rétrospective du cinéma cambodgien, et des films de Rithy Panh notamment. Dans le cadre d’un travail de recherches (Master 2 « Didactique de l’image » à l’Université Sorbonne nouvelle) sur la façon dont les films de Rithy Panh sont vus par un public scolaire en France, notamment à travers les grands dispositifs d’éducation à l’image comme « Lycéens et apprentis au cinéma », Cliociné a le plaisir de soutenir le travail des jeunes chercheurs. Dans cette perspective Céline Leclère cherche des collègues qui seraient éventuellement partants pour s’engager dans cette démarche avec leur classe. Les deux films pour lesquels Céline aurait besoin de recueillir les réactions des élèves (et la façon dont les enseignants introduisent le film, et ce qu’ils en font ensuite, dans quel type d’apprentissage ou de partie du programme ça peut prendre place, etc.) sont Bophana, une tragédie cambodgienne (projection le 30 avril à 20h30) et L’Image manquante (projection le 16 avril à 20h30. Ces projections seront organisées sur Paris. Si vous êtes intéressés vous pouvez passer par Cliociné pour être mis en contact. Je joins également les documents de présentation du forum des images 2025.