Le colonel Von Stauffenberg, résistant ou homme d’honneur ?
Il n’est pas question de traiter ici de l’itinéraire compliqué du personnage principal et pourrait-il en être autrement ? A bien des égards, ce long métrage fait songer à La Chute, d’Oliver Hirschbiegel. On s’intéresse à un moment précis d’un processus historique et on fait l’économie de toute contextualisation ou presque. La polémique est donc inévitable. Stauffenberg est aux antipodes de l’idée du résistant tel que les Français se l’imaginent (souvent un homme de progrès, de gauche…). Le scénario le traduit assez bien. C’est un officier allemand aristocrate, chrétien et conservateur et même misogyne. Aucune biographie en français n’existait d’ailleurs sur ce personnage avant la sortie de ce film (tout juste une traduction d’un ouvrage allemand en 1966). La situation est très différente en Allemagne. Toutefois, c’est seulement en 2004 que le chancelier Gerhard Schröder dépose une gerbe sur la tombe du colonel Claus Von Stauffenberg et de ses camarades. Ce dernier est né en 1907 dans une très ancienne famille catholique de l’Allemagne du sud, dont il est le troisième et plus jeune fils. Il passe une grande partie de son enfance à Stuttgart. Comme beaucoup, il est marqué très jeune par la défaite de l’Allemagne. Il assiste successivement à la chute du Reich et surtout à l’insurrection spartakiste, qui le choque profondément (un de ses oncles est abattu). La crise de la République de Weimar achève de faire de lui un homme avide de revanche, souhaitant un retour de l’ordre. Il est profondément anticommuniste.
Le film débute par un écran noir avec comme fond sonore un enregistrement du serment prêté à Hitler par les soldats. Stauffenberg prête en effet serment de fidélité au Führer en 1934, non sans une certaine conviction. Il est admiratif devant ce qu’incarne Hitler et ce qu’il apporte à l’Allemagne, en particulier l’honneur retrouvé (remilitarisation de la Rhénanie, disparition du chômage…) et le retour de l’ordre dans son pays. C’est pourtant avec une voix d’homme qui exprime en allemand son mépris pour le régime hitlérien que les premières images apparaissent à l’écran. Puis la voix allemande s’efface pour laisser place à celle de Tom Cruise qui redit, en anglais, à quel point il déteste les nazis qui mènent la patrie vers l’abîme. L’homme est proche des cercles de la Révolution conservatrice à la fin des années vingt. Les nazis ne correspondent pas à son milieu et il leur témoigne aisément du mépris. Il n’est cependant pas insensible à certaines de leurs thèses : un Führer à la tête de l’état associé à une communauté nationale, la volonté d’un nouvel ordre juridique allemand … Stauffenberg participe dès l’arrivée au pouvoir d’Hitler à la formation militaire des membres des SA ; il y voit là le complément d’une armée allemande limitée à 100 000 hommes. Donc il ne s’agit guère d’une adhésion totale au national-socialisme. Il semble d’ailleurs assez ignorant de cette pensée politique. Il qualifie de « cochonnerie » Mein Kampf qu’il lit sur le tard.
C’est au moment de la « nuit de cristal » en 1938 que Stauffenberg change radicalement de point de vue. Il juge alors indigne l’attitude des nazis lors des pogroms. Il n’est définitivement plus pro-nazi mais se conduit encore en officier loyal. Le film, d’ailleurs, ne montre jamais autre chose qu’un militaire qui agit toujours avec un code de l’honneur marqué. Lorsqu’il apprend les massacres de masse sur le front de l’est ou encore la solution finale, il prend résolument le parti d’entrer en résistance. Il s’agit, pour lui, de tuer Hitler, seule solution pour redonner à l’Allemagne sa dignité. C’est un choix difficile car il doit rompre son serment de fidélité. Il se juge alors lui-même comme un traître. C’est grâce à sa foi catholique qu’il envisage le tyrannicide et la conduite de son pays vers la fin d’une guerre injuste. Au sein de la Wehrmacht, la résistance existe depuis 1938. C’est quand les choses commencent à mal tourner vers 1943 que de plus en plus d’officiers complotent contre Hitler. Stauffenberg est de ceux-là. Par son geste en 1944, il devient la figure emblématique de l’opposition militaire au régime nazi. Le véritable cerveau du complot est en fait le général Henning Von Tresckow. Ce dernier entre en résistance en 1941, après avoir compris que derrière les opérations de « lutte contre les partisans » menées sur le front de l’Est se cachait en fait l’extermination des juifs. On peut voir, au début du film, Tresckow offrir à Hitler une bouteille de Cointreau, qui devait exploser dans l’avion qui ramenait le dictateur de Smolensk. L’attentat échoue. C’est alors que l’opération Walkyrie prend place.
Walkyrie, un film au service d’une histoire ou de l’histoire ?
Il était difficile pour le réalisateur de revenir longuement sur le parcours de Stauffenberg dans le temps imparti à un long métrage hollywoodien. Ainsi, on ne nous permet pas de comprendre précisément pourquoi ces officiers veulent comploter contre Hitler. On perçoit assez bien que beaucoup ont fait ce choix à cause du tournant de la guerre (surtout après la défaite de Stalingrad). On saisit plus difficilement les motivations qui sont celles du respect de l’État de droit, des valeurs chrétiennes et humanistes face à la barbarie de l’État totalitaire nazi. Par ailleurs, les comploteurs avaient prévu un véritable programme de gouvernement que l’on devine mais qui aurait pu être davantage traité. Sur la signification et le détournement du plan Walkyrie, on nous éclaire par contre largement.
Tout juste peut-on rappeler que, dans la mythologie nordique, les Walkyries sont des divinités guerrières qui servent Odin. Wagner en avait fait le nom d’un de ses drames lyriques. Hitler, admirateur du compositeur, donne ce nom à un plan d’urgence impliquant le repli des forces de réserve en cas d’attaque de Berlin. A l’écran, on voit Stauffenberg caché avec sa famille dans sa cave lors d’un bombardement. Tandis que la musique de Wagner parvient à ses oreilles, il a alors l’idée de l’opération Walkyrie. La révélation ! Grâce à sa position de commandement, il détourne ce plan. L’objectif est connu : tuer Hitler puis, par un coup d’État, prendre Berlin aux nazis.
On peut être surpris qu’un tel complot ait pu échapper à la Gestapo. L’esprit de caste des militaires a joué énormément dans le secret de l’opération. Le film montre assez bien les raisons pour lesquelles celle-ci a échoué de peu. La confusion suite à l’attentat, et les hésitations de certains membres éminents de l’opération attendant la confirmation de la mort d’Hitler ont contribué à l’échec. Le temps est un élément crucial. En fin de soirée, le 20 juillet, tout s’accélère (comme la fin du film) : un groupe d’officiers restés fidèles au régime arrête Stauffenberg et les conjurés. Une cour martiale expéditive dirigée par le général Fromm (indécis mais pas trop dans le film) donne le soir même l’ordre d’exécution. Les derniers mots de Stauffenberg sont : « Vive l’Allemagne sacrée éternelle ! » Hitler s’exprime quelques heures après l’arrestation et l’exécution de Stauffenberg à la radio pour prouver qu’il a survécu à l’attentat. Les propos sont radicaux vis-à-vis des conjurés : « une toute petite bande d’officiers stupides, dénués de toute conscience morale et criminels ». Le lendemain, les corps des fusillés sont enterrés avec leurs uniformes. Himmler les fait exhumer et donne l’ordre de les brûler, leurs cendres sont dispersées.
Une accumulation de petits grains de sable dans un processus précis fait échouer le complot. Le film s’en fait l’écho. Le handicap à la main de Stauffenberg (blessure de guerre en Afrique du Nord) ne lui permet pas d’amorcer correctement le deuxième détonateur chimique d’une des deux bombes prévues pour l’attentat. Une visite surprise de Mussolini provoque une réunion de l’État-major une heure avant l’horaire prévu et ne laisse pas assez de temps pour amorcer les bombes. La réunion qui a lieu habituellement dans un bunker et qui aurait permis à une seule bombe de tuer l’ensemble des présents (grâce à l’effet de souffle) est déplacée dans un baraquement. Enfin, la serviette de Stauffenberg est déplacée au dernier moment par un officier. Les conséquences de cet attentat manqué sont importantes. Hitler saisit l’occasion pour se débarrasser des officiers de l’ancien régime, c’est à dire des Prussiens conservateurs. Face au nombre et à la qualité des personnes impliquées dans le complot, Hitler aurait déclaré : « nous en avons fini avec la lutte des classes à gauche, nous aurions dû aussi en finir avec la lutte des classes à droite » . Des procès sont organisés par le tribunal du peuple présidé par Roland Freisler (ancien communiste converti au national-socialisme) qui insulte les conjurés, les humilie avant de les condamner à mort. On estime à 200 le nombre d’exécutions liées aux évènements du 20 juillet. L’atrocité de ces dernières est assez bien suggérée dans le film sans sombrer plus que nécessaire dans l’horreur (Hitler souhaitait que les conjurés soient « pendus comme des quartiers de viande » pour qu’ils se « sentent mourir »).
Comment montrer Walkyrie aux élèves ?
Le propos du film est strictement borné : la mise en place et l’échec de l’opération Walkyrie. Le film a suscité un vif débat en Allemagne avant même sa réalisation. Un député conservateur allemand a affirmé que « faire incarner une figure de la lutte contre le totalitarisme nazi par un membre d’une organisation totalitaire (l’Eglise de scientologie) » était une salissure. Le public allemand, à la première du film à Berlin, a pourtant réservé à l’acteur américain un triomphe. Tom Cruise, qui joue le colonel Stauffenberg, surprend agréablement par la justesse de son interprétation. Le film est malgré tout chargé d’ambiguïtés. L’opposition de Stauffenberg par exemple est affirmée comme un postulat. Les premières séquences montrent les circonstances des blessures de l’officier en Tunisie. Ainsi, « manchot, borgne, la main gauche mutilée, Stauffenberg version Singer-Cruise demeure un bien bel homme dont la prestance s’impose aux opposants militaires et civils à Hitler, incarnés par un aréopage d’acteurs britanniques » . Comparé à La Chute , les accents américains et anglais des acteurs enlèvent en effet au réalisme.
On peut cependant accorder une mention spéciale à l’acteur incarnant le dictateur déclinant. Un tel film peut permettre de montrer aux élèves « le traitement narratif » et « l’adaptation des faits historiques » au cinéma. Il donne aussi des clés de compréhension d’une société et de son époque. On touche ici aux limites de l’outil cinématographique en histoire : jusqu’où un film peut-il rendre compte d’un contexte historique ? Celui-ci est sans aucun doute une première chose à rétablir pour le professeur qui souhaite présenter le film à ses classes.
Le sujet de ce long métrage sur cette période historique comporte une thématique assez peu ou pas du tout abordée en classe. Bryan Singer permet de saisir malgré tout la polycratie nazie , le jeu de pouvoir entre administrations concurrentes. On peut ensuite questionner le problème de l’adhésion des Allemands au nazisme. Les rares opposants à Hitler, ce qu’illustre assez bien le film, n’étaient pas de fervents démocrates. Ils ont longtemps hésité à passer à l’action. Les obstacles n’étaient pas minces : le système totalitaire et l’étroite surveillance de la Gestapo et de la SS, le risque non seulement pour la vie des résistants eux-mêmes mais aussi celles de leurs proches (ce qui est montré à plusieurs reprises)… Comme le rappelle Jean-Pierre Meyniac , on peut donner au film le statut de document d’histoire tout en le replaçant au « prisme d’une époque et d’un auteur ». Il faut respecter quelques conditions pour une telle utilisation : projeter des extraits courts riches cinématographiquement et porteurs de questions éclairantes (2 à 3 minutes), contextualiser les extraits et donc ne pas les utiliser uniquement à but illustratif.
Conclusion : Un préambule
La réalisation de Bryan Singer a soulevé beaucoup de réserves. Il ne signe certes pas une œuvre de pédagogie, même si les faits sont dans l’ensemble fidèlement relatés. Rompu aux techniques du thriller, le réalisateur applique sa recette et offre un grand spectacle. Le film manque parfois de réalisme pour ne pas dire de vraisemblance. Ce n’est sans doute pas là l’essentiel. Ici, c’est une petite partie de l’histoire d’un des nombreux aspects de la seconde guerre mondiale qui est illustrée par une production américaine. C’est une autre époque avec d’autres valeurs que les nôtres dont il est question. Les conjurés voulaient en quelque sorte montrer qu’il existait des hommes d’honneur en Allemagne. Aujourd’hui, il existe des casernes militaires au nom de Stauffenberg dans ce pays. Pourquoi Hollywood s’empare-t-il d’un tel sujet ? Walkyrie est une invitation à en savoir davantage. C’est tout à l’honneur du professeur d’histoire de se lancer dans une telle entreprise avec ses élèves.
Biographie et « webographie »
On consultera la fiche pédagogique éditée par l’agence APC et l’APHG, ainsi que le numéro 405, Janvier-Février, d’Historiens et Géographes.
Des réflexions tout à fait stimulantes : Vincent Marie et Nicolas Lucas (dir.), Innover en classe : cinéma, Histoire et représentations, Paris, Le Manuscrit, 2007.
La sortie du film a été accompagnée de nombreux ouvrages dont :
Jean-Louis Thiériot, Stauffenberg, Paris, Perrin, 2009.
Joachim Fest, La résistance allemande à Hitler, Paris, Perrin, 2009.
Philipp Freiherr von Boeselager, Nous voulions tuer Hitler, Paris, Perrin, 2008.
Ian Kershaw, La chance du diable : le récit de l’opération Walkyrie, Paris, Flammarion, 2009.
Jean-Paul Picaper, Opération Walkyrie, Paris, L’Archipel, 2009.
Parmi les références sur Internet on soulignera tout particulièrement :
Walkyrie : Claus Von Stauffenberg, héros ambigu sur http://www.zerodeconduite.net/blog/index.php?itemid=18665 (site Zéro de conduite)
Stauffenberg et l’attentat contre Hitler avec Jean-Louis Thiériot sur http://www.radiofrance.fr/franceinter/em/2000ansdhistoire/index.php?id=75739 (podcast de l’émission 2000 ans d’histoire dont le présent article s’est largement inspiré)
L’article Claus Von Stauffenberg sur Wikipédia (http://fr.wikipedia.org/wiki/Claus_von_Stauffenberg)
Filmographie
C’est arrivé le 20 juillet de Georg Wilhelm Pabst (1955).
Stauffenberg de Sebastian Koch (2004).
Opération Walkyrie : le complot pour tuer Hitler de David Mc Nab (2004).