L’intersection entre culture populaire et géopolitique s’est affirmée comme un champ d’étude fertile ces dernières décennies. J’ai exploré depuis plusieurs années ces approches au sein des Clionautes et précisé dans un précédent article ma méthode : la métastratégie des consciences. Dans cette perspective, la série The Boys offre un terrain d’analyse particulièrement riche pour explorer cet art de configurer les architectures cognitives qui déterminent notre perception du réel.

 

The Boys : déconstruire le mythe superhéroïque comme outil géopolitique

 

Comme l’a souligné Jutta Weldes dans To Seek Out New Worlds, publié en 2003 chez Palgrave Macmillan, la science-fiction ne se contente pas de refléter la réalité politique ; elle participe activement à sa construction. L’approche de Weldes, qui s’intéresse à la manière dont les productions culturelles façonnent notre compréhension des relations internationales, trouve dans The Boys une illustration saisissante.

La série d’Eric Kripke, adaptation du comic éponyme de  Garth Ennis et Darick Robertson,  propose une déconstruction féroce du mythe superhéroïque américain en présentant des « supers » corrompus, narcissiques et violents, contrôlés par la corporation Vought. Cette entreprise multinationale manipule l’opinion publique pour maintenir l’image héroïque de ses « produits » tout en poursuivant des objectifs militaires et économiques.

 

L’analogie avec la géopolitique américaine post-11 septembre est difficile à manquer. La série met en scène ce que Svietchine aurait pu qualifier de stratégie d’usure médiatique : une infiltration progressive dans les imaginaires collectifs qui reconfigure notre perception du pouvoir et de la sécurité.

 

Des comics à la série : un contexte de création révélateur

 

Pour comprendre la portée métastratégique de cette série il faut remonter à ses origines. Les comics créés par Garth Ennis et Darick Robertson ont été publiés entre 2006 et 2012, dans un contexte post-11 septembre où l’Amérique cherchait à réaffirmer une vision héroïque d’elle-même. Alors que les studios Marvel et DC développent des univers cinématographiques glorifiant des figures de pouvoir bienveillantes, Ennis et Robertson proposent une vision radicalement opposée.

 

Les Avengers, archétype des supers héros positifs

Les comics, bien plus brutaux et transgressifs que la série, sont publiés initialement par Wildstorm (filiale de DC Comics) avant d’être annulés après seulement six numéros. Voici un exemple frappant de résistance du système dominant face à sa propre critique. C’est Dynamite Entertainment qui reprendra la publication, permettant à cette vision caustique de survivre en marge du mainstream. On y trouve une critique à l’acide le plus pur de la manière dont les sociétés multinationales ont capitalisé durant les années 2000 sur le chaos (le chaos est une échelle, ne n’oublions pas).

 

Le terrorisme, les déséquilibres sociétaux qui y sont liés ont conduit à des mesures sécuritaires pour restreindre les libertés publiques, tout en générant de juteux contrats. le capitalisme à l’état le plus sauvage. Les comics abordent aussi la guerre des Malouines et les années Thatcher à travers les racines de Butcher. Mais c’est aussi la Russie, confrontée à ses propres problèmes de super-héros après l’écroulement de 1989-1991, et les années qui suivirent. Ces comics sont ancrés dans une ère bien différente de celle de la série.

Ainsi, la transposition en série télévisée en 2019 intervient dans un contexte politique et culturel spécifique : l’ère Donald Trump, la montée des fake news, l’explosion des réseaux sociaux, la multiplication des scandales d’abus de pouvoir (#MeToo), et surtout la saturation du paysage médiatique par les films de superhéros. Si les comics étaient une réaction au contexte post-11 septembre, la série répond à un moment où les mythes superhéroïques ont atteint leur apogée commerciale tout en révélant leurs limites idéologiques.

Les différences entre les comics et la série sont nombreuses. Parmi les plus intéressantes, alimentées par le contexte de la fin des années 2010, la série conserve l’aspect satirique mais ajoute une réelle profondeur émotionnelle,  abordant des problématiques contemporaines comme la manipulation via les réseaux sociaux ou l’avidité des grandes entreprises. La version télévisée d’Homelander (Le Protecteur en français) est beaucoup plus nuancée. Elle explore ses vulnérabilités psychologiques et son besoin constant de validation. Dans les comics, il est davantage présenté comme un antagoniste purement maléfique. La série marque ici clairement des points.

 

Amazon Prime Video : l’ironie métastratégique

 

L’un des aspects les plus percutants de The Boys réside dans son vecteur de diffusion. Que cette critique acerbe du capitalisme corporatif et de la manipulation médiatique soit produite et distribuée par Amazon Prime Video constitue une ironie qui mérite analyse.

Amazon, corporation tentaculaire dont l’influence s’étend bien au-delà du commerce, incarne précisément le type de pouvoir économique et culturel que la série dénonce à travers Vought. Jeff Bezos, comme Stan Edgar dans la série, représente cette nouvelle classe de leaders corporatifs dont l’influence rivalise avec celle des États.

 

 

Cette contradiction apparente peut être lue à travers le prisme de ce que Weldes appelle l’articulation : le processus par lequel les significations sont fixées temporairement à travers des pratiques représentationnelles. Amazon, en produisant une critique du pouvoir corporatif, se positionne paradoxalement comme un espace de liberté créative – une stratégie d’incorporation de la critique qui neutralise son potentiel subversif tout en générant du profit. C’est assez brillant.

Ce paradoxe illustre parfaitement la complexité stratégique : les effets de rétroaction et d’émergence créent des dynamiques non-linéaires où la critique devient produit, et où le medium subvertit le message. La métastratégie opère ici à un niveau méta-discursif qui transcende le contenu explicite de la série.

 

Ces véritables fausses publicités sont jouissives

 

Homelander : la perversion du rêve américain

 

Si les superhéros ont longtemps incarné une vision idéalisée de la puissance américaine bienveillante, Homelander représente sa perversion narcissique absolue. Vêtu des couleurs du drapeau américain, ce Superman psychopathe illustre la construction fictionnelle qui sous-tend l’exceptionnalisme américain.

 

 

Dans les comics, Homelander est encore plus monstrueux et nihiliste, reflétant l’angoisse post-11 septembre d’une Amérique qui découvre sa vulnérabilité. La série adoucit légèrement le personnage mais approfondit sa psychologie, le transformant en métaphore de l’Amérique trumpienne : narcissique, insécure, obsédée par l’image et les sondages, capable du pire, réellement, sous un vernis de patriotisme et de religiosité.

En appliquant la hiérarchisation des niveaux stratégiques proposée par Hervé Coutau-Bégarie, nous pouvons analyser comment Homelander opère:

  • Au niveau tactique : ses démonstrations de force spectaculaires captent l’attention médiatique, hypnotise littéralement les foules.
  • Au niveau stratégique : son image, soigneusement construite, légitime l’expansion du pouvoir corporatif de Vought. Homelander est LA solution aux problèmes de sécurité du pays.
  • Au niveau politique : il devient l’instrument d’objectifs qui le dépassent, notamment l’infiltration des « supers » dans l’armée.

 

La série expose ainsi, non sans humour noir, comment la construction d’une figure héroïque peut servir de vecteur à des intérêts politiques et économiques précis ; nous sommes au cœur de l’espace d’action géopolitique de la culture populaire.

 

The Deep et A-Train : intersectionnalité et politique identitaire

 

La série enrichit également considérablement certains personnages secondaires par rapport aux comics. The Deep et A-Train, notamment, deviennent les vecteurs d’une critique de la récupération corporative des questions identitaires.

The Deep (alias l’Homme-poisson), n’a rien à voir avec les Comics ; dans ces derniers il est afro-américain et le membre de Sept le plus mature. Il devient ici la figure de proue assez ridicule d’une quête pathétique de rédemption après un scandale sexuel contre l’une de ses pairs. Il sert la parodie de la manière dont certaines figures publiques tentent de se réhabiliter à travers un vernis de conscience écologique ou spirituelle.

 

A-Train incarne quant à lui dans la série la complexité des politiques raciales américaines, tiraillé entre authenticité culturelle et marketing identitaire quand Vought lui suggère d’embrasser ses racines afro-américaines pour des raisons purement commerciales. Dans les comics c’est un hispanique, complètement immature, limite sociopathe, extrêmement grossier et complètement obsédé par le sexe (et particulièrement par Starlight).

 

De la même façon Queen Mave devient dans la série une figure de proue de la lutte LGBT, ce qui n’est absolument pas le cas dans les Comics ou, au contraire, elle entretient une relation totalement hétérosexuelle avec Homelander. La série exploite ceci avec une mise en abîme jouissive destinée à instrumentaliser l’image de la super au profit de la communauté LGBT … pour espérer plus de profits !

 

 

Ces arcs narratifs permettent de réfléchir sur la manière dont les identités politiques sont construites et instrumentalisées. Ils illustrent la façon dont les émotions et les identités sont mobilisées au service d’objectifs stratégiques.

 

Les Boys: une stratégie d’anéantissement?

 

Face à cette stratégie d’usure médiatique, les protagonistes menés par Butcher adoptent une stratégie d’anéantissement, visant la défaite rapide et décisive de l’adversaire. Leur approche brutale et directe contraste avec la sophistication médiatique de Vought.

La série nuance l’approche des comics  face à cette volonté d’anéantissement, introduisant des questionnements éthiques, imposant chez des personnages comme Starlight et Kimiko plus de complexité, ce qui questionne clairement et efficacement la dichotomie supers/humains.

Cette évolution reflète peut-être l’adaptation nécessaire pour un public plus large. C’est un axe à ne pas négliger. Les comics ne sont clairement pas grand public du fait de leur violence extrême, du propos général. Mais elle témoigne aussi d’une ambition métastratégique plus complexe : plutôt que de proposer une simple inversion du mythe (les héros sont des méchants), la série explore les zones grises où pouvoir et résistance s’entremêlent, où la violence peut être à la fois libératrice et corruptrice. Les spectateurs peuvent plus aisément construire leurs propres réflexions, sans l’approche strictement manichéenne.

Cette tension révèle une ambivalence fondamentale dans notre rapport contemporain au pouvoir : d’un côté, l’hypervisibilité médiatique qui masque la réalité; de l’autre, l’action clandestine qui cherche à révéler la vérité. Les « Boys » incarnent la résistance. Ils peuvent ainsi nous aider à structurer notre compréhension des relations de pouvoir.

 

La transmédialité au service de la métastratégie

 

The Boys ne se limite pas à la série télévisée. Son univers s’étend à travers différentes plateformes : bandes dessinées originales, spin-offs comme Gen V, produits dérivés et présence sur les réseaux sociaux.

 

 

Cette expansion transmédiatique, analysée par David Peyron dans son travail sur la culture geek, illustre parfaitement l’horizontalité stratégique évoquée par Olivier Zajec.

Amazon a déployé une stratégie marketing particulièrement réflexive en créant des chaînes YouTube fictives comme « Vought News Network » qui publient du contenu en continuité avec l’univers de la série. Ces productions brouillent délibérément la frontière entre fiction et réalité, reproduisant à l’échelle promotionnelle les mécanismes de manipulation médiatique dénoncés dans la série elle-même.

 

Des élections fictives, l’année d’élections, réelles

 

 

La série déploie même une mise en abyme brillante de cette transmédialité à travers le film fictif Dawn of the Seven et des références à l’actualité la plus réelle, comme celle des JO de Paris.

 

Ces références métafictionnelles nous rappellent constamment comment les récits façonnent notre perception du pouvoir. Cette approche transmédiatique constitue un espace où les significations dominantes peuvent être remises en question, même si cette contestation est ultimement récupérée par les logiques marchandes qu’elle critique.

 

Une écologie des consciences subversive

 

Si nous reprenons la métaphore de « l’écologie des consciences » proposée dans l’article cité en introduction, The Boys agit comme un virus dans l’écosystème cognitif dominant. En détournant les codes du genre superhéroïque, la série crée une dissonance cognitive qui nous force à réévaluer notre relation aux mythes contemporains.

La transformation des comics en série télévisée mainstream permet plus d’explorations. La circulation des affects,  la manière dont les émotions et les perceptions voyagent à travers différents médias et contextes culturels, se transformant au passage, sont autant de pistes fructueuses. Une idée marginale (la critique radicale du mythe superhéroïque) pénètre progressivement l’imaginaire collectif, mutant pour s’adapter à son nouvel environnement médiatique tout en conservant son potentiel subversif.

Ce faisant, la série illustre le potentiel critique de la Pop Culture : sa capacité à créer des espaces d’imagination politique alternatifs qui contestent les structures de pouvoir existantes, même lorsqu’elle opère au sein des institutions qu’elle critique.

 

Conclusion : The Boys comme métastratégie critique

 

Au-delà de son gore excessif et de son humour irrévérencieux (Cette série n’est clairement pas tout public et ne peut absolument pas être exploitée avec des lycéens), The Boys offre une métastratégie critique des consciences. Elle nous invite à interroger les récits qui façonnent notre compréhension du pouvoir, de la sécurité et de la justice dans le monde contemporain.

L’évolution du comic underground à la série mainstream distribuée par l’un des piliers des GAFAM témoigne de la complexité des dynamiques métastratégiques contemporaines. La critique est simultanément amplifiée et domestiquée, subversive et commerciale.

Dans un paysage médiatique saturé par les productions Marvel et DC qui tendent à renforcer une vision idéalisée de la puissance américaine, The Boys est un vent de fraicheur décapant, une forme de contre-discours géopolitique,  une contestation des représentations dominantes qui structure notre rapport au monde.

Que cette contestation soit financée et diffusée par Amazon constitue peut-être le tour de force métastratégique ultime de notre époque : la capacité du capitalisme à intégrer sa propre critique, à la transformer en produit consommable, tout en préservant parfois, malgré lui, des espaces de réflexion critique.

 

Comme aurait pu le dire Butcher avec son franc-parler caractéristique : « Vous avez avalé leurs conneries pendant trop longtemps, il est temps de voir ce qui se cache derrière le putain de masque. »

Une invitation à la pensée critique qui résume parfaitement l’ambition métastratégique de la série – même si cette invitation nous parvient, non sans ironie, via les serveurs d’Amazon.