Godzilla minus one ou comment aborder la question des mémoires nippones de la seconde guerre mondiale grâce à un kaiju eiga, littéralement le cinéma de monstres.

Pour qui désire pleinement prendre la mesure des traumatismes engendrés par la seconde guerre mondiale au Japon, il existe des points de passage obligés, à commencer par l’étude des mangas et de la pop culture, aux côtés de grilles de lectures plus communes. Si le SCAP, le Commandement Suprême pour les Puissances Alliées imposa entre 1945 et 1952 une vaste censure sur le cinéma nippon, il n’en reste pas moins que cette période vit l’éclosion de chefs d’œuvres pour Yasujirō Ozu ou encore d’Akira Kurosawa. Au cœur de cette censure, une mémoire ambivalente s’est peu à peu cristallisée ; d’un côté l’horreur de la guerre, ses souffrances, la honte de la défaite, mais aussi l’espoir de jours meilleurs et une forme de fascination pour l’occupant, sa modernité, la technologie.

Loin d’exprimer une approche simpliste voyant dans l’accueil de la paix en 1945 par les Japonais un soulagement exclusif, quelques exemples suffisent à illustrer la complexité des mémoires nippones au sortir de la guerre. D’un côté le traumatisme nucléaire chez Takashi Nagai avec « Nagasaki no Kane » publié en 1946, de l’autre « Tetsuwan Atomu » (Astro le petit robot) d’Osamu Tezuka en 1951, illustrant la fascination pour la technologie héritée du nucléaire. D’un côté, à la même époque, Hiroshi Kaizuka et son « Zero-sen reddo », ou Naoki Tsuji et son « Zero-sen Taro », mangas mettant en avant le courage des pilotes nippons, avec des relents de fierté nationaliste. De l’autre « Hadashi no Gen » (Gen d’Hiroshima) de Keiji Nakazawa, explorant avec une force incroyable les tourments du feu nucléaire au tournant des années 1970.

 

Hiroshi Kaizuka et son « Zero-sen reddo »

 

Escompter penser les mémoires de cette guerre sans passer par la culture populaire, par les mangas, n’est pas envisageable. Penser une mémoire monolithique pas plus satisfaisant. En 1949 Akira Kurosawa sort « Nora inu » (Chien enragé), en s’appuyant, entre autres références, sur le travail de son ami Ishirō Honda.

 

Ce film policier utilise en effet une séquence tournée par Honda pour un documentaire sur les ravages de la guerre à Tokyo. Mais quel est le lien me direz-vous entre toutes ces informations et Godzilla minus one ? Et bien pour commencer Ishirō Honda n’est autre que le père de Godzilla !

 

 

Ensuite Godzilla minus one est à lui seul un condensé de cette mémoire plurielle, complexe de la seconde guerre mondiale. Si le film de Takashi Yamazaki peut être perçu de prime abord comme un superbe hommage au premier opus qui fêtera ses 70 ans l’année prochaine, il s’avère être bien plus profond qu’une simple redite de destructions catastrophiques sous les pas d’un kaiju désireux de raser Tokyo.

 

Un spectacle total pour 15 millions de dollars

 

Lorsque j’ai découvert le budget du film, j’ai eu du mal à le croire. Takashi Yamazaki et ses équipes nous ont offert un vrai film de genre, spectaculaire, pour un coût moindre que nombre d’épisodes de séries à succès de HBO ou de Netflix. Alors, bien entendu, je ne suis pas totalement neutre lorsque l’on sait que l’utilisation du thème principal du film de 1954 pour certaines séquences de Godzilla minus one ont suffi à me mettre en transe, mais vous pouvez me croire le spectateur n’est pas volé. Godzilla est terrible, destructeur et aucune séquence n’apparait inférieure aux réalisations hollywoodiennes récentes. Techniquement c’est un sans faute, le film alternant scènes spectaculaires, certaines assez incroyables de réalisme, et moments plus intimistes plus inattendus.

 

Mémoires d’une nation et d’un peuple ravagés

 

Godzilla est bien entendu lié à la peur mêlée de fascination pour le nucléaire. D’ailleurs de façon explicite une référence à la bombe atomique, comme dans l’original de Ishirō Honda, explique la transition entre une sorte de dinosaure perdu à notre époque et un monstre absolu. Mais plus que Hiroshima et Nagasaki, c’est ici la défaite et la fin chaotique d’une guerre totale qui accompagnent les héros confrontés au pire des monstres que la nature ait engendré.

Ayant adapté le manga de Naoki Hyakuta et Souichi Sumoto, Zero pour l’éternité, devenu au cinéma « Kamikaze, le dernier assaut », sorti en 2013, Takashi Yamazaki retrouve ici cette approche en faisant du héros principal, Kōichi Shikishima, joué par Ryūnosuke Kamiki un kamikaze qui n’a pas eu la force d’aller jusqu’au bout de sa mission. L’affrontement avec Godzilla devient dès lors une forme de recherche de rédemption, en même temps qu’une large critique de ces missions suicides.

 

Ode à la vie, à l’espoir, Godzilla minus one surprend lorsqu’il aborde la honte, la peur de soldats, leur détresse morale. Plus encore, l’on découvre la vie misérable dans les ruines de Tokyo, la place des femmes, des orphelins, errant entre décombres et mémoire des morts qui hantent tous les esprits et les espaces.

 

Fierté d’un peuple

 

Dans le Japon d’après-guerre, l’action se déroule entre 1945 et 1947, le peuple, confronté à la pire des menaces, est aussi seul. Le cinéaste propose un tableau de personnes banales se prenant en main pour essayer de sauver ce qui peut encore l’être. Des soldats traumatisés, des êtres brisés, mais aussi des jeunes qui se sont construit une image idéalisée de la guerre et qui sont avides de prouver leur valeur.

La fierté est aussi celle, contrairement à la version de 1954, de mettre en avant du matériel non point américain, ces derniers sont trop occupés avec les Soviétiques, mais totalement nippon. Le croiseur lourd Takao, qui devait servir de cible à la flotte britannique à Singapour, revient ainsi pour s’offrir une fin plus digne de son rang, affrontant Godzilla dans un duel à mort. Les chars Type 4 Chi-To qui affrontent le monstre n’ont pas eu le temps de lutter contre les forces américaines, mais trouvent ici l’occasion de démontrer leur valeur supposée. Mais le plus beau est à venir avec le Kyūshū J7W Shinden, superbe avion dont deux prototypes furent construits à la toute fin de la guerre. L’avion visible dans le film est une reproduction que l’on retrouve au musée pour la paix de Tachiarai , dans la ville de Chikuzen.

 

Le Takao

 

Chars Type 4 Chi-To

 

Kyūshū J7W Shinden

 

 

De façon assez claire, le fait de voir ce peuple se battre seul, sans l’aide de ses alliés américains, mais sans l’aide de son propre gouvernement, a de quoi surprendre. Mais la surprise est tout aussi grande de voir ainsi mis en avant les ultimes productions militaires de la guerre, le Shinden étant abordé comme une fierté technologique, là où le Takao et ses quelques escorteurs offrent à la Marine impériale une revanche d’estime après la défaite honteuse.

Spectaculaire, humaniste, porteur d’espoir autant que de peur, fier de se plonger sur la honte douloureuse d’un passé refoulé, Godzilla minus one surprend, enchante. Dans ce sens il s’inscrit pleinement dans la droite ligne de la tradition des Yasujirō Ozu ou d’Akira Kurosawa, offrant des visages puissants d’une mémoire toujours en construction. Après le Napoléon de Ridley Scott, ce moment de cinéma fut une véritable bouffée d’oxygène. Alors oui, certains codes nippons peuvent paraître finalement étonnants, voir ridicules. Mais que ça fait du bien, aussi, de voir autre chose.

 

Trop bien pour la France ?

 

J’ai eu la chance de trouver une place, le 8 décembre, pour voir ce film. La chance n’est pas un mot de trop, quand on sait qu’il n’a été possible de le voir que 2 jours, les 7 et 8 décembre, dans quelques cinémas Pathé équipés en 4DX et IMAX. C’est un scandale lamentable. Au regard de la qualité du film, de la période des fêtes, ce film aurait largement pu trouver sa place en ce mois de décembre. Il est d’usage de se plaindre de la trop grande place prise par les super productions hollywoodiennes. Godzilla minus one est japonais et tient al dragée haute, et de loin, aux productions US. C’est donc désolant de constater la place qui lui a été accordée.

Une version noir et blanc va sortir le 12 décembre au Japonhttps://www.journaldugeek.com/2023/12/20/godzilla-minus-one-fier-de-son-succes-le-film-revient-en-noir-et-blanc/. Espérons que cette fois-ci les cinémas de l’hexagone auront l’occasion de la faire découvrir au public.

 

 

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Fiche technique

Tōhō Studios / 2023 / 2h 05 min / Science fiction

Titre original ゴジラマイナスワン (Gojira Mainasu Wan)

Réalisateur : Takashi Yamazaki

Scénariste : Takashi Yamazaki

Musique : Naoki Satō

 

Avec

 

Minami Hamabe, Ryunosuke Kamiki, Sakura Ando, Kuranosuke Sasaki