Ni chaînes, ni maîtres, synopsis :

1759. Isle de France (actuelle île Maurice). ​Massamba et Mati, esclaves dans la plantation d’Eugène Larcenet, vivent dans la peur et le labeur. Lui rêve que sa fille soit affranchie, elle de quitter l’enfer vert de la canne à sucre. Une nuit, elle s’enfuit. Madame La Victoire, célèbre chasseuse d’esclaves, est engagée pour la traquer. Massamba n’a d’autre choix que de s’évader à son tour. Par cet acte, il devient un « marron », un fugitif qui rompt à jamais avec l’ordre colonial.

Quelle pertinence historique ?

On arguera régulièrement que les productions documentaires ou cinématographique font appel à des conseillers historiques. Même quand on ne se contente pas de les renvoyer au comptage des boutons de guêtres, ce n’est pas une assurance : ils n’ont aucun regard sur le fil directeur de production dont ils n’ont pas la maîtrise…

Si le marronnage est un aspect fondamental de l’esclavage et de la mémoire des descendants, il est clair qu’il est assez absent des représentations existant dans un grand public non-afro-descendant. Plusieurs études dont la publication académique de cahiers de marronnage (ou déclarations de marronnage) ont largement contribué à faire connaître cette histoire au plan scientifique et l’on sait que des communautés de marrons ont pu exister et même développer une langue propre (par exemple dans les Guyanes le taki-taki et l’aluku qui sont déjà des créoles) lorsque la profondeur du territoire le permettait. Cette possibilité du marronnage est moins évidente aux Antilles ou aux Mascareignes, territoire plus exigus, où des communautés de marrons ont pourtant existé dans les marges délaissées par l’agriculture servile. Ceci étant, les sources montrent que le marronnage pouvait revêtir plusieurs formes et n’était pas forcément définitif.

Il reste que le film avance un certain nombre d’invraisemblances. Ainsi, dans les premières scènes, Massamba – appelé Cicéron (Ibrahima Mbaye) -, né wolof, est l’esclave chargé du broyage des cannes. Il est pourtant plus courant d’utiliser un esclave créole à une tâche de responsabilité, même si l’existence de géreurs africains est attestée dans certaines sources. La canne pose également un autre problème puisque l’île de France est surtout à cette époque une terre de café plutôt que de production sucrière. Massamba traduit apparemment en wolof ce que dit le maître en français. C’est pour le moins étrange. Pourquoi ce maître ne parle-t-il pas créole à son géreur ou à son esclave comme tous les maîtres ? Admettons qu’il soit fraîchement débarqué de France. Dans ce cas, pourquoi ne fait-il pas traduire ses propos en créole et non en wolof ? Cette langue ne saurait en effet être la langue de toute l’habitation même si une partie des gens réduits en esclavage sont africains, les autres étant créoles. Le système esclavagiste préfère en effet pour des raisons de sécurité qu’une bonne partie des esclaves soit plutôt créole et qu’une petite partie africaine soit d’origines diverses. La créolisation de la société esclave semble entièrement passée sous silence comme s’ils restaient africains et wolofs, sérères ou mandingues ad aeternam et au-delà des générations. On reproche à beaucoup de films sur l’esclavage un biais euro-centrique mais celui-ci charrie une dimension afro-centrique en ne faisant aucun cas du processus d’acculturation. Les références à l’Afrique de l’Ouest sont nombreuses pour une action qui se déroule aux Mascareignes. Il y avait certes un « camp des Wolofs » à l’île de France mais cela ne signifie pas pour autant que la majorité des captifs en provenaient. On est ici dans les Mascareignes, plus près de Zanzibar, de Mozambique voire de l’Angole que du golfe de Guinée ou des rivages du Sénégal.

Outre qu’ils ne s’expriment jamais en créole dans le film, le niveau de français des maîtres et de la chasseuse d’esclave (Madame La Victoire/Camille Cottin dont le statut de femme émancipée n’étonne jamais) ne colle pas à la réalité du terrain. Les maîtres parlent rarement un français aussi châtié que celui du gouverneur.

Enfin, ce scénario d’un père qui s’occupe de sa fille (Mati/Thiandoum Anna Diakhere) paraît également atypique. Les structures familiales en esclavage – si tant est qu’on puisse employer cette expression – donnent plutôt des familles matrifocales justement caractérisées par l’absence chronique du père. L’histoire ne reflète donc pas une situation courante au temps de l’esclavage. Quant à une famille de captifs déportés ensemble, c’est assez étonnant. Il est par ailleurs peu probable qu’on ait lu aux esclaves, lors d’un châtiment du fouet, l’édit royal de 1685 (dans la version adoptée à l’île de France et rebaptisé Code noir par un éditeur parisien du XVIIIe). On ne doit pas oublier que ce texte représente une légalité royale dont les maîtres transgressent bien volontiers les limites qu’elle prétend tracer.

Le film est plus proche des réalités quand il montre des objets de l’esclavage, notamment la muselière métallique utilisée comme sanction et la difficulté pour un fugitif de rejoindre le camp marron dont il entend parler sans vraiment savoir s’il existe.

Quelle exploitation pédagogique ?

Parmi les thèmes exploitables a priori, il y a bien le rapprochement évident entre l’infériorisation des femmes et celle des esclaves mais la matière offerte par le film donne trop peu pour pouvoir construire une problématique. Un marron isolé dans la forêt et qui a servi dans l’armée nous rappelle justement la présence de « libres de couleur » dans les armées de Louis XV et Louis XIV. Cependant, son allusion à un statut passé de « citoyen (sic) » décrédibilise une scène censée se dérouler en 1759. La scène de châtiment et les cicatrices sanglantes, sans cesse réouvertes et ineffaçables à terme sont beaucoup plus crédibles. Elles permettent de rappeler contre toute attente qu’en châtiant l’esclave, on reconnaît que celui qu’on prétend acheter ou vendre comme objet meuble est forcément doté d’un libre-arbitre dont on sanctionne l’agentivité par le fouet et d’autres cruautés.

Un autre élément du film nous renvoie à une réalité de l’esclavage et à un imaginaire encore présent dans les sociétés post-esclavagistes – il suffit de lire Darrin Bell : l’omniprésence menaçante du chien, auxiliaire obligé du système servile. Oui, Massamba met l’énergie du désespoir ou du désir de liberté pour tuer le terrible chien lancé à sa poursuite et c’est pour lui une question de survie.

Si le film se prête peu à une démarche analytique, certaines scènes peuvent donc illustrer ou faire l’objet d’un questionnement succinct.

Il nous reste le cinéma, c’est à dire l’intrigue, l’émotion et l’excellent jeu de très bons acteurs qu’on ne voit pas assez sur nos écrans.


On pouvait lire récemment dans Télérama à propos de cette œuvre que « rares sont les films français qui traitent de notre passé d’esclavagistes ». Cette phrase si pleine de bonne volonté et si maladroite me renvoie aux propos d’une personne qui, dans le public de la conférence donnée par Pascal Blanchard, Yvan Gastaut et Benjamin Stora au salon du livre de Mouans-Sartoux (Alpes-Maritimes) le 5 octobre 2024 parlait à la première personne du pluriel de la culpabilité de colonisateurs. PB lui répondit qu’il ne s’agissait pas de cela et qu’à titre personnel il n’avait jamais colonisé personne. Dans les deux cas, parmi ceux qui pensent ainsi le « nous », il y a toujours l’idée que le Français est exclusivement descendant du colonisateur et du maître. Et toujours de la même couleur, par dessus le marché ? Pourquoi pas de colonisés, d’esclaves ou de tous à la fois et beaucoup d’autres encore ?

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