Un étude de cas à partir d’un extrait d’un film de Jacques Tati, Mon Oncle, 1958. Auteur : Gilles Sabatier (mai 2005).

Présentation

Classe : terminale ES–L / S (adaptable en troisième)

Place dans la progression : chapitre 3, économie, socété et culture en France.

Problématique : En quoi les Trente Glorieuses marquent-elles une période profonde de transformations économiques et sociales ?

Documents

Document 1 : Présentation du film MON ONCLE (1958) Site internet « Monsieur cinéma ».

Film de Jacques Tati avec Jean-pierre Zola , Alain Bécourt , Lucien Frégis , Dominique Marie , Betty Schneider.

M. Hulot, rêveur et bohème, habite un modeste deux pièces dans un vieux quartier populaire. Il rend parfois visite à sa soeur, mariée à M. Harpel, un riche industriel qui fabrique des tuyaux en plastique dans une usine équipée de l’outillage le plus sophistiqué. Les Harpel habitent dans un quartier résidentiel, une maison ultra-moderne pourvue des derniers perfectionnements de l’électro-ménager. Agé de neuf ans, Gérard, le jeune fils des Harpel, adore la compagnie de cet oncle qui sait si bien partager ses jeux et goûte avec lui les joies de la liberté. M. Harpel admet difficilement pour son fils la fréquentation d’un personnage tel que Hulot : l’oncle est un bien mauvais exemple. Agacé par la désinvolture de Hulot et vexé de l’importance qu’il a prise auprès de Gérard, M. Harpel tente de se débarrasser de cet encombrant beau-frère en lui trouvant une situation dans son usine. Mais Hulot est incapable d’un travail suivi : son inattention engendre le désordre et la confusion. Mme Harpel décide alors de le marier à une voisine excentrique et donne une réception à cet effet ; c’est encore un échec. C’est alors que la décision de M. Harpel est prise : Hulot fera de la représentation à l’étranger ! A l’aérodrome où M. Harpel et Gérard sont venus saluer Hulot, ils découvriront l’amitié qui doit unir un père et un fils.

Après JOUR DE FETE (1949) et LES VACANCES DE M. HULOT (1953), MON ONCLE est le troisième long métrage de Jacques Tati, le second où intervient le personnage de M. Hulot et son premier film en couleurs. Jacques Tati explique : « J’ai défendu le petit quartier, le coin tranquille, contre les autoroutes, les aérodromes, l’organisation, une forme de la vie moderne, car je ne crois pas que les lignes géométriques rendent les gens aimables. »

Document 2 : Diffusion d’un extrait du film (22 min) – une amie des Harpel visite la maison à M. Hulot dans la partie ancienne de la ville.

Document 3 : Deux photos du film

Chez les Harpel

Mon Oncle1
Mon Oncle1

Chez Monsieur Hulot

Mon Oncle2
Mon Oncle2

Correction

1. La maison des Harpel est géométrique et résolument moderniste. Elle dresse son gros cube de béton peint au centre d’un jardin minéral. Elle a la beauté froide des « machines à habiter », inventées par Le Corbusier, telle la villa Savoye construite en 1929 à Poissy. Elle est aussi dans l’esprit de ces habitations hyperfonctionnelles que l’on pouvait visiter, l’année où Mon Oncle était distribué, dans le parc de l’Exposition Universelle de Bruxelles en 1958.

L’espace présente une excessive perfection. Les formes, les lignes y sont pures. Cube, triangle, cercle, carré, angle droit, sinusoïde, la maison est un assemblage de concepts géométriques. Cette netteté se trouve aggravée par la quasi-vacuité des lieux. Le jardin est dallé, ne tolère qu’une maigre plante.

2. Il s’agit bien d’un espace clos : l’importance du thème de la clôture est manifestée par la place accordée aux portes. Celle de la rue par exemple est pleine, aveugle. Lorsqu’elle se referme sur les invités, on a l’impression qu’elle les pousse à la porte. Les murs, tout autour de la maison, contribuent également à affirmer cette délimitation : la voisine, vue de chez les Arpel, est enfermée dans un jardin-box.

Dans l’enceinte même de la maison, la clotûre devient cloisonnement. Le jardin est divisé en secteurs précis. A l’intérieur, la spécialisation se fait plus stricte : chaque secteur est voué à un seul type d’activité symbolisé par des objets à haute spécificité. Ce cloisonnement est avant tout mental car, comme le dit paradoxalement la maîtresse de maison, « tout communique ».

3. Cet espace est antithétique du précédent, c’est à dire ouvert, décloisonné, collectif et peu spécifique. Son lieu de prédilection est la rue, aire de convivialité et et d’échanges. Il n’y a pas de zonage fonctionnel. La place est un espace à tout faire : on y habite, y travaille, s’y amuse, y passe, y bavarde… La maison de M. Hulot est également le contraire exact de celle des Harpel : elle est mystérieuse, chaotique. Elle secrète tout un imaginaire alors que celle des Harpel est désespérement froide. C’est aussi un espace richement et chaudement coloré : toilettes féminines, guirlandes du dimanche, éventaires des fruitiers… Mais on peut remarquer qu’on ne pénètre jamais dans les intérieurs : c’est un thème cher à Tati. Le vieux monde conserve pour lui leur mystère.

On s’y déplace à pied, en vélo, en Solex… ce n’est pas le monde de l’automobile. Les itinéraires rectilignes et courbes cdes Arpel sont ici souvent biaisés et circonvolutoires.

4. Les objets du monde moderne relèvent d’une économie productiviste avec un mouvement de spécialisation (chaque pièce a une fonction précise) et de renouvellement des choses et des outils (abondance des signes de richesses : air conditionné, portail électrique, téléphone, automobile, jardin avec son bassin) et de l’autre une économie traditionnelle où l’objet est rare, recyclé.

Chez les Harpel, on observe un suréquipement ménager. Dans la cuisine, toute une gamme d’appareils caricaturalement unifonctionnels : retourne-steak, vaporisateur pour condenser le jus, mire électrique pour vérifier la fraîcheur des œufs…

De l’autre côté, dans le monde de Monsieur Hulot, on y regarde à deux fois avant de jeter quelque chose. Les accessoires sont de plus très usuels : un arrosoir de jardin, une serviette de toilette qui sèche, des bicyclettes, des petits moulins à vent pour les enfants. La nourriture tient une place de choix : laitues, pamplemousses, bonbons, pommes, poule que l’on plume, brochet, gateaux qui viennent du pâtissier. Ceci correspond plutôt à une réalité économique de l’après-guerre (plutôt que celle de de la fin des années 50) quand la nourriture continuait d’occuper une place très importante dans la vie des milieux populaires.

5. Cette famille se rattache à la classe moyenne aisée. Le père occupe un poste important à son usine : c’est un ingénieur, un chef de service, un cadre. Ses préoccupations essentielles sont le confort matériel mais aussi le goût du paraître (scène comique du requin qui expulse de l’eau selon le degré d’importance du visiteur…).

BILAN : Le progrès est tourné en dérision. L’idée principale est que le progrès asservit l’homme plus qu’il ne le libère. La maison des Harpel est un espace parfait et froi, habité avec d’infines précautions. C’est lui qui régente la vie de ses habitants. Le film montre avec le comique d’usage chez Tati qu’un mode de spatialisation asservit les hommes au lieu de les servir. Les types de déplacement à l’intérieur du jardin sont les moments les plus éloquents de cette leçon : itinéraire compliqué de la maîtresse de maison allant à la rencontre de son amie et regardant dans une autre direction pour respecter la jolie courbe sinueuse dessinée par l’architecte. De plus, le développement de ces quartiers résidentiels conduit les gens à se replier sur eux-mêmes, à s’enfermer (fonction symbolique du portail). La poésie, les valeurs humaines incarnées par l’oncle se trouvent encore (mais pour combien de temps ?) dans les vieux quartiers, un monde en train de disparaître (cf même thématique chez le peintre Balthus).