Le Jeu de la dame, la mini-série américaine diffusée par Netflix en sept épisodes, est incontestablement une des pépites de l’année 2020. L’histoire est une adaptation du roman éponyme de Walter Tevis (1983). Beth Harmon, orpheline  de 9 ans, découvre par hasard les échecs dans la cave de son orphelinat. Sept épisodes racontent sa jeune carrière jusqu’à sa victoire  à Moscou dans les années 1970 contre un Grand maître international, le Soviétique Vasily Borgov.

De prime abord, il y a de quoi être intimidé par une série sur les échecs. Le jeu n’est connu que d’un public d’initiés et la mise en scène peut vite tomber dans le fastidieux.  Autant le dire, ces réserves initiales doivent être impérativement balayées. Les premiers apprentissages de Beth permettent aux téléspectateurs de se familiariser avec les rudiments du jeu et la série est une totale réussite. Même si on ne maîtrise pas les ouvertures siciliennes, on perçoit l’enjeu d’un coup, la tension d’un moment, le basculement. Le charme magnétique pour ne pas dire hypnotique de son actrice principale, Anya Taylor-Joy, n’y est pas pour rien.

L’Amérique des fifties aux seventies

On le sait, les Anglo-Saxons sont passés maîtres dans la reconstitution historique, même dans les formats télévisuels. Cette série n’échappe pas à la règle. Les décors, les vêtements, les véhicules, les musiques, tout est finement retranscrit et les les éclairages, plus ou moins sépias, indiquent les transitions d’une période à l’autre. Dans l’épisode 5, l’entrée dans les seventies coïncide avec, coup sur coup, la mort de la mère adoptive de Beth Armon, et …le changement de papier peint dans le salon familial. Dehors les motifs floraux traditionnels, bonjour les formes géométriques vaguement psychédéliques. La critique a d’ailleurs salué le réalisme de la mise en scène.

Des personnages secondaires soignés

L’arrière-plan social développe quelques thématiques bien connues : les femmes au foyer inféodées à leurs époux, les jeunes filles entretenues dans la futilité, la ségrégation des Afro-Américains, etc. Toutefois, la critique est comme amorti. Tout est vu à travers les yeux de Beth Harmon, personnalité solitaire qui regarde le monde comme un visiteur se promenant dans un zoo, avec étonnement et détachement. L’une des grandes réussites de la série est de ne pas avoir réduit les personnages secondaires à des clichés ambulants. Le fameux concierge, M. Schneidel qui initie Beth à neuf ans dans sa cave, ce qui dit comme cela n’est pas très rassurant, n’est ni vraiment un père de substitution, ni un professeur au sens classique du terme. La directrice de l’orphelinat, que l’on prenait pour une femme hypocrite et indifférente, œuvre réellement pour que Beth ait sa chance dans ce monde d’hommes. Le champion américain en titre est un joueur arrogant aux allures de rebelle mais qui vit dans un sordide sous-sol d’immeuble à New-York.

L’apprentissage de la vie, l’autre jeu

À un moment, l’héroïne affirme se sentir rassurée par l’univers des échecs, rationnel, organisé, maîtrisable. La vie lui paraît être un deuxième jeu autrement plus complexe. Et pourtant, elle s’efforce d’y jouer. On la voit évoluer, tirer quelques enseignements des expériences vécues et des conseils prodigués. Dans l’avant-dernier épisode, c’est avec presque stupéfaction qu’elle comprend combien son propre parcours, totalement autocentré, a inspiré son entourage.

Le fait que la série soit portée pour une femme pouvait laisser espérer un traitement féministe du sujet. Or curieusement, le genre de Beth ne semble pas avoir été un frein quelconque à sa carrière et à sa crédibilité. Elle a besoin d’un chaperon ? Sa mère adoptive passablement névrosée peut faire l’affaire. Elle paraît immature ? Le championnat compte aussi des enfants. Elle a ses règles pendant une compétition ? Elle peut compter sur la solidarité féminine discrète d’une ancienne adversaire.

Sans nul doute, le grand point fort de cette série est son ressort psychologique plus que son regard social.

 

La guerre froide

Situé principalement pendant la détente, Le Jeu de la Dame ne pouvait faire l’impasse sur l’enjeu géopolitique de la compétition autour des échecs. Joueuse professionnelle, Beth Armon entame une carrière qui la mène à Paris, Mexico et finalement Moscou. Son grand adversaire, l’énigmatique Vasily Borgov, domine la compétition depuis plusieurs années. La filiation est nette avec le duel entre l’Américain Bobby Fischer et le Soviétique Boris Spassky, qui culmine en 1972 avec la défaite russe.

Que dire du traitement historique de la guerre froide ? La série montre bien le grand décalage de pratiques entre les Soviétiques pour qui les échecs sont un divertissement populaire et les Américains, nettement plus réservés. À plusieurs reprises, les scénaristes relèvent la pingrerie de la fédération américaine, à peine compensée par les lobbies chrétiens soucieux de combattre le serpent communiste. Le réveil final de la CIA, prête à dépêcher en urgence un agent pour escorter Beth Armon jusque dans la tanière du loup à Moscou, est très révélateur.

Une conclusion relativiste et consensuelle

La conclusion de la série, avec une Beth faussant compagnie à la CIA pour entamer une partie en pleine rue avec des Moscovites admiratifs, a tout du pied de nez et du relativisme propres à notre époque. La CIA, le KGB, la politique, tout n’est qu’un jeu, un autre me direz-vous, mais où on ne dégage aucune humanité, aucune valeur, aucun intérêt.