On peut compléter cette stimulante production par la lecture de quelques ouvrages récents qui adoptent une problématique semblable :
– Images et colonies. Iconographie et propagande coloniale sur l’Afrique française de 1880 à 1962, ss dir Nicolas BANCEL, Pascal BLANCHARD, Laurent GERVEREAU, BDIC-ACHAC, 1993, 750 ill, 304 p
– Nicolas BANCEL, Pascal BLANCHARD, De l’indigène à l’immigré, Gallimard, Collection Découvertes / Histoire, 1998, 128 p
– « Polémiques sur l’histoire coloniale », Manière de voir 58, Le Monde diplomatique, juillet-août 2001,98 p
– « L’empire colonial à son apogée. Propagande et réalité », Textes et Documents pour la Classe, n°710, 15 février 1996
– Le livre noir du colonialisme. XVIème-XXIème siècles : de l’extermination à la repentance ss dir Marc Ferro, Robert Laffont, 2003
« © Télédoc, CNDP, 2001 »
. A ce double titre, il me semble extrêmement intéressant de l’exploiter dans son intégralité en classe de première.1) Un documentaire qui emprunte la démarche de l’historien
On pourra mener une réflexion sur les outils de travail de l’historien, sur sa démarche d’investigation. On étudiera pour cela le dispositif démonstratif choisi par les auteurs dont l’objectif est de se livrer à une véritable autopsie de la formation puis la diffusion de l’idéologie coloniale.
– Donner à entendre
A l’image, on peut noter les interventions d’analystes de diverses disciplines (enseignants-chercheurs, historiens, sociologues, anthropologues) des deux rives de la Méditerranée (France, Maghreb) ; des acteurs de l’histoire (en fin d’émission, A. Gueroudj, ancien dirigeant du PC algérien, A. Meliani colonel de l’armée française) ou des descendants de témoins de l’histoire (ici d’un saint-simonien, là d’un colon allemand). Une mise en scène classique appuie leur concours : les premiers s’expriment entourés de livres, dans leur bureau ou devant le tableau d’une salle de classe, les autres dans l’intimité de leur salon, depuis le fond de leur jardin.
– Donner à voir
On peut relever ensuite les types d’archives utilisées : iconographiques (images animées : bandes actualité Pathé, films de propagande, films amateurs, N&B ou couleur ; et images fixes : photographies, cartes postales, affiches de publicité, presse illustrée, peintures, caricatures, couvertures d’ouvrages, billets de banque, manuels scolaires et encyclopédies, cartes, plans de cadastre, sculptures, bandes dessinées), imprimées ou manuscrites (Une et articles de presse, correspondances, tracts, rapports, textes de contemporains écrivains, voyageurs, essayistes, philosophes ou acteurs de l’histoire ) parfois rendues dans leur matérialité (jouets d’enfants, bobines de films, lettres…).. L’émission se décline en chapitres annoncés, ponctués par une voix off.
– Appréhender une réalité complexe
On pourra enfin classer ces matériaux : les uns, officiels et maîtrisés, amplement montrés aux contemporains, sont censés montrer ce qui a eu lieu ; les autres, privés et ici exhumés révèlent l’existence de décalages entre la réalité vécue au quotidien et sa traduction à l’image. Remarquer que seules la confrontation et la mise en perspective de récits, d’images et de discours porteurs de regards différents doivent amener à relativiser, à appréhender une réalité plus complexe qu’il n’y paraît.
Un seul regret toutefois, mais de taille : l’absence d’identification précise (date, commanditaire, diffuseur) des images.
2) Le temps des colonies :
la part du mythe, la part des réalités
– « L’œuvre économique de la France » en Afrique du Nord
* Montrer que les actualités Pathé des premières minutes (1931) comme celles qui suivent livrent de l’œuvre coloniale une image(rie) positive qui se fonde sur la comparaison entre un passé obscur, d’une Afrique sans progrès et sans technologie, où « les tribus, hostiles les unes aux autres » vivant sur des « terres jadis infestées » traînent « une existence misérable » et un présent annonciateur d’un avenir radieux symbolisé par autant de « routes » de « ponts », de tramways, de bâtiments administratifs, d’écoles, ou de charrues et de tracteurs qui font désormais de ces terres des plaines « florissantes »
* Confronter ensuite ces extraits aux images d’archives privées, aux commentaires éclairants de l’anthropologue Bruno Etienne et de l’historienne Annie Rey-Goldzeiguer, au texte lu de Tocqueville, tiré de ses Ecrits politiques de 1837, qui, moins de dix années après le début de la colonisation de l’Algérie affirme que « nous avons rendu la société musulmane beaucoup plus misérable, beaucoup plus désordonnée, plus ignorante et plus barbare qu’elle ne l’était avant de nous connaître ». En Algérie, colonie de peuplement agricole dont le nombre de Français s’accrut rapidement (100 000 en 1847, 550 000 en 1900, 880 000 en 1931), on peut rappeler qu’en 1954, 29 % des grandes exploitations européennes se partagent 87% de la surface agricole et 70% des revenus qu’elles génèrent…
– La « mission civilisatrice »
* On pourra faire observer que l’éducation est le fer de lance du « devoir » du civilisateur français (J. Ferry). Du début à la fin du documentaire les enfants sont présents : c’est ainsi qu’ils s’ordonnèrent à l’image et à l’esprit des métropolitains comme une évidence. On peut simplement rappeler qu’en Algérie 4,5% des enfants « indigènes » sont scolarisés dans le primaire en 1914, 8,8% en 1944. La situation de l’Afrique Noire française n’est guère plus enviable : 10-12% en… 1955.
* Aux côtés de l’instruction, l’action sanitaire de la France aux colonies s’impose dans les images officielles. En particulier pendant la guerre d’Algérie : dans quels buts ? (redonner confiance aux populations locales tout en convaincant les métropolitains que l’armée française est bien là pour soigner, éduquer et pas seulement pour les opérations de « maintien de l’ordre »)
3) Le postulat de l’infériorité indigène et de la supériorité occidentale
–« Race supérieure » et « race inférieure » : une donnée prétendument naturelle et scientifique…
* Nudité originelle… Repérer les photographies mettant en scène la nudité toute « naturelle » des femmes d’Afrique Noire, montrant par là ce qui sépare la femme européenne « au nez droit, aux lèvres fines », de la sauvage, objet de curiosité zoologique (33′ et 46′)
* … ou nudité fabriquée Comparer les cartes postales et les photographies définissant « la » femme mauresque nue (33′ à 36′) aux femmes réelles, vêtues, celles que les cinéastes amateurs filment dans la campagne, dans les rues. Les premières construisent l’image d’une ethnie fantasmée où animalité et exotisme érotique s’entremêlent. On peut retrouver ces corps aux poitrines soigneusement exhibées dans le best-seller d’un imaginaire Docteur Jacobus, sous couvert scientifique donc : L’art d’aimer aux colonies. Publié en 1927 et réédité de nombreuses fois dans les années Trente, on peut y lire que « la nature a créé [en la jeune Négresse] une femelle reproductrice. La cuisse est assez fournie, mais la jambe est maigre, avec un mollet de coq, le pied plat et long. Terminons par dire que la peau de la Négresse est toujours fraîche, ce qui n’est pas sans charme par les lourdes chaleurs de la journée… » !
* Sauvagerie. La violence est le fait de l’Autre. Et si la planche du Petit journal du 3 décembre 1892 (26′) représente par « la crémation de cadavres au Dahomey » une action occidentale, il s’agit bien sûr là d’une réponse « pacificatrice » aux actes sauvages, cruels, intrinsèquement bestiaux d’« indigènes » déchaînés et assoiffés de sang (27′)…
Sauvagerie encore en France même, où, de 1877 au milieu des années Trente, plusieurs millions de Français croient découvrir l’altérité. Ce sont autant de « zoos humains », de « villages nègres », d’« expositions ethnologiques » qui s’offrent alors -derrière des grilles !-à un public métropolitain avide de curiosité et de distraction… Ces « spectacles » véhiculent des stéréotypes racistes et imprègnent durablement l’imaginaire des Occidentaux.
* Stéréotypes physiques dévalorisants. On pourra rechercher les stéréotypes les plus éculés de l’imagerie du Noir diffusés par l’iconographie propagandiste (couleur noire sans nuance, épaisseur des traits, nez épaté, bouche lippue, yeux exorbités…) sans cesse opposée aux traits raffinés du Blanc.
– Supériorité intellectuelle
Dans les situations de dialogue entre un Occidental et un Maghrébin ou un Noir (9′ et 44′), faire rechercher de quelle manière la hiérarchie est filmée dans le but d’imposer l’image du savoir blanc face à l’ignorance africaine (doigt directif / Blanc surélevé / plongée et contre-plongée / celui qui explique et celui qui hoche la tête…)
– Supériorité technologique
Faire remarquer que chaque fois que le chemin de fer et les routes -tous deux éléments essentiels de la propagande développée par les gouvernements français – sont à l’image, la prise de vue favorise d’une part les droites exagérées, donnant un aspect de gigantisme, privilégiant les lignes de fuite, et d’autre part, fait apparaître l’Européen à proximité. Il s’en trouve définit comme le propriétaire et le seul capable de maîtriser la technologie.
4) Conclure sur les divers échelons
de la propagande coloniale
On pourra conclure en tentant de repérer les divers degrés et vecteurs de la diffusion de l’imaginaire colonial
– Une propagande volontariste, active et motivée.
* L’Etat en semble l’acteur central. Ainsi par le biais du Ministère de l’Instruction Publique (la définition des programmes scolaires, les manuels qui en découlent) ; par la création en 1919 de l’Agence Générale des Colonies, service de propagande de la République émanant directement du Ministère des Colonies et qui diffuse masse de communiqués et d’annonces auprès des médias (radio, presse…) , qui produit des affiches, des films, des expositions. On estime que 80% des images diffusées jusqu’à la Guerre d’Algérie proviennent de cette agence.
* Le Parti colonial n’est pas moins négligeable. Nébuleuse d’organisations articulées autour de quelques groupes de pression présents au Sénat, dans les milieux d’affaire et de la finance, dans l’enseignement, il organise des conférences -en particulier dans les écoles- des banquets, des réunions ; il édite un bulletin mensuel et marque sa présence aux expositions universelles.
– Un souci commercial.
Des centaines d’affiches de publicité récupèrent pour des produits « exotiques » (chocolat, tabac…) ou non (alcool, viande…) l’imagerie coloniale. D’un autre côté la littérature romanesque, la presse enfantine suscitent l’intérêt des éditeurs.
– Enfin l’appropriation de l’idéologie coloniale se marque dans l’imagerie populaire à travers ses images d’Epinal, ses cartes postales, ses jouets, ses journaux illustrés, ses dictons et expressions…
L’ensemble concourt largement à donner une vision raciale de l’univers et évoque autant les Occidentaux (leurs peurs, leurs fantasmes) que ceux qu’ils sont censés représenter : les colonisés.