Côte 465 fait partie de ces traductions de titres de films peu réussies. Voici une œuvre singulière, sur une guerre singulière : celle de Corée (1950-1953). À l’heure où Pyongyang continue de jouer au poker avec en main son arsenal balistique et nucléaire, voici que se présente l’occasion de redécouvrir un film largement méconnu, Men in War, de Anthony Mann, donc malheureusement traduit en français « Côte 465 ». Le choix de ce second film pour poursuivre ce petit dossier consacré à la guerre de Corée, après Dévotion, s’est imposé à moi de façon limpide. Malgré les années il reste l’un des meilleurs films de guerre.
Côte 465, point d’horizon d’un longue marche
Synopsis
Pendant la guerre de Corée, une poignée de soldats américains commandés par le lieutenant Benson (Robert Ryan) se retrouvent isolés en territoire ennemi. Ils doivent atteindre la côte 465 pour rejoindre leur unité. En chemin ils rencontrent le sergent Montana (Aldo Ray), qui conduit un colonel en état de choc à l’hôpital général. Le lieutenant Benson réquisitionne leur véhicule. Débute alors un périple éprouvant vers la côte 465 qui représente leur salut.
De prime abord rien ne semble devoir relier ces deux films en dehors du thème, la guerre de Corée. Men in War s’intéresse à une histoire de fantassins tentants de rejoindre leurs lignes, là où Dévotion était essentiellement une histoire de pilote. C’est justement le traitement de la guerre de Corée qui m’a incité à les mettre en avant. Dans les deux cas cette guerre « oubliée » ne sert quasiment à rien pour comprendre et profiter du film. Men in war pourrait tout à fait être vu comme l’archétype de n’importe quelle guerre, à n’importe quelle époque. Chronologiquement Dévotion se passe quelques mois après Men in War.
Contrairement au film de J.D. Dillard reposait sur des faits réels, Anthony Mann a adapté le roman de Van Van Praag, Day Without End, dont l’action se passe en France lors de la seconde guerre mondiale, et qui fut publié en 1949. C’est une retour sur la bataille de Normandie, cinquante huit jours après le D.Day, à proximité d’une village nommé St. Mère du Prée. La guerre de Corée est donc tout à fait accessoire même si l’action se déroule la journée du 6 septembre 1950. Les premiers contacts entre les troupes américaines et nord-coréennes datent du 5 juillet. Très vite les hommes de la Task Force Smith, en infériorité numérique, ne disposant pas assez d’armes pour percer les blindages des T34/85 livrés par les soviétiques aux forces de Kim Il Sung, sont décimés. Le 17 août, lors de l’offensive sur le périmètre de Pusan, a lieu le « massacre de la colline 303 » : l’exécution de 45 prisonniers américains par les forces nord-coréennes. Les troupes US vont aussi commettre de nombreux crimes. La psychose s’est emparée des troupes du fait des multiples troupes d’infiltration qui sèment la mort, en usant d’une guérilla particulièrement efficace. Il en résulte des actions punitives d’un certain nombre de GI’s, qui se rendent coupables de crimes de guerre. Ceci fait partie des thèmes abordés par le film et est finalement ce qui le relie le plus aux événements de la fin d’été 1950.
Le 6 septembre dont il est question ici, correspond au moment de la dernière offensive des forces de Kim Il Sung qui, franchissant une dernière fois le Natkong, tentent de réduire la poche de Pusan. Les officiers nord-coréens, poursuivant les approches basées sur des infiltrations multiples, ne peuvent plus qu’espérer des succès locaux, ponctuels. La puissance de feu des forces onusiennes, l’étirement des voies de communication communistes et l’infériorité tactique globale de ces derniers, qui ne peuvent être compensées pas leur combativité, et conduisent à l’échec. À la mi-septembre l’heure est à la contre-offensive des forces du général MacArthur : l’opération « Chromite » dont il sera question bientôt …
Men in war, un exercice de style subtil
Anthony Mann est plus connu pour ses westerns, mais c’est un vrai plaisir de le voir ici, au ras du sol, sonder les âmes de ces soldats. Commençons par faire un sort aux Coréens ; s’ils ne sont pas absents du film, ils servent surtout à soutenir une atmosphère oppressante ; celle des chasseurs en quête de leur proie. Cachés dans les hautes herbes, perchés dans les arbres, ils guettent leurs victimes et achèvent ceux qui se retrouvent esseulés. Fort heureusement, Anthony Mann n’en fait pas de simples faire-valoir ou des bêtes sauvages et sanguinaires. Par quelques détails il est possible de discerner qu’il s’agit ici d’êtres humains, à l’instar des soldats américains, à l’image de ces hommes qui gardent sur eux les photos de leurs proches ou des couvertures de pin-up.
Les nords-coréens sont des humains, et ça sonne juste
C’est le premier intérêt de ce film : coincée entre la « bonne » guerre de 39-45 avec ses bons et ses méchants nazis ou japonais, archétypes d’un mal absolu, et la « sale » guerre du Vietnam avec ses méchants GI’s et ses pauvres Vietcongs, du moins lorsqu’on a pas affaire à la grille de lecture de John Wayne (Les bérêts verts) ou d’un Chuck Norris (Portés disparus), la guerre de Corée racontée ici n’est pas manichéenne. Elle est tragiquement humaine. Les infiltrations nord-coréennes génèrent de la psychose, à laquelle les soldat répondent par une violence débridée. « Si ça bouge tirez et vérifiez ensuite. De toute façon ce sont surement des ennemis« .
« Tell me the story of the foot soldier and I will tell you the story of all wars »
« Racontez le moi l’histoire d’un simple soldat, je vous raconterai l’histoire de toutes les guerres »
Cette phrase, tirée du générique de fin, résume à elle seule l’objectif du réalisateur.
C’est l’histoire de soldats se demandent comment traverser un chemin en évitant des mines. C’est l’histoire d’un soldat qui cueille des fleurs dans un moment de repos, pour les mettre sur son casque. Cette histoire d’un soldat qui a mal aux pieds et qui est fatigué, qui retire du sable de ses chaussettes. C’est l’histoire d’un soldat qui s’endort sur place, littéralement abruti par la fatigue. C’est l’histoire du courage ordinaire, de la peur, de la panique, des ordres absurdes, de la folie. C’est l’histoire d’un ennemi qu’on ne voit pas et qui pourtant est là. Alors on tire sans savoir sur qui, sur quoi. Et, soudain, la lame ennemie frappe dans le dos, alors que tout semblait enfin tranquille.
Instant de légèreté suspendue
La tension au paroxysme
Un casting parfait
Men in war est une sorte d’anabase, de longue marche vers cette côte 465. Avec très peu de moyens, une jeep, quelques explosions, Anthony Mann parvient à nous tenir en haleine. Bien entendu, il faut rendre grâce à Robert Ryan, acteur souvent dans l’ombre de mégas stars comme J.Wayne, mais pourtant excellent, et dont le charisme naturel reste éclatant, encore aujourd’hui. Un acteur génial sous bien des aspects, il suffit de s’intéresser un peu à sa filmographie pour s’en convaincre, à commencer par exemple par Feux croisés où il est encore une fois cantonné à un rôle secondaire derrière Robert Mitchum.
Crossfire est un film américain réalisé par Edward Dmytryk, sorti en 1947
Ici Robert Ryan tient le haut du pavé dans le rôle d’un lieutenant désabusé, dur par nécessité, déterminé à se battre par devoir, mais au final très humaniste et proche de ses hommes. Un beau rôle, très bien joué, mais est-ce une surprise ? Le reste du casting est au diapason, à commencer par Aldo Ray, le sergent Montana qui se bat pour lui et son colonel, et pour la guerre. « Que Dieu nous protège aussi pour gagner cette guerre il faut des gars comme vous » avance le lieutenant à son sergent.
Robert Ryan, immense
La mise en place du duel entre Benson et Montana, sous le regard vidé du colonel
Ce dernier est en effet un modèle de cynisme qui, finalement, n’est pas sans rappeler un certain sergent … Barnes alias l’excellent Tom Berenger dans le Platoon de Oliver Stone.
Platoon, Oliver Stone, 1986
Montana le dur / Benson l’humaniste. Barnes et Elias. La boucle, la clé du film : Men in war est un avant goût de ce que sera Platoon et de nombreux films de guerre la suite. La guerre est sale, il n’y a pas de morale, si ce n’est d’essayer de survivre. Il n’y a pas de jugement face à la violence, simplement le constat que les fils d’Arès emportent les âmes des soldats avec eux, au cœur de la tourmente. L’anabase devient descente vers les enfers.
Men in war ou l’art de la maîtrise
Le film est une leçon de cinéma. Anthony Mann parvient parfaitement, au détour de mouvements de caméra toujours plus proche des visages, scrutant la fatigue, s’attardant sur un pied ou sur une main, à sonder les tensions des âmes de ses soldats. Il cherche du regard, celui d’un père, qu’il s’agisse d’un colonel mutique, dans un état de choc total, protégé par Montana, ou des hommes de Benson pour qui il est un père. D’ailleurs ce dernier n’appelle-t-il pas ses hommes ses enfants, en leur demandant de se calmer alors que l’on découvre des mines ?
Les silences succèdent à l’utilisation parcimonieuse, mais efficace, d’une musique somme toute tout à fait classique. Il faut attendre la fin du film pour profiter d’une très grande scène d’action. Le film a des défauts inhérents à son époque : les morts ne sont pas réalistes pour un sous, on est très loin des canons de réalisme actuel. Point de hurlement, simplement une crispation parfois surjouée. Le rythme peut dérouter des amateurs d’action frénétique et les adversaires sont là pour se faire tuer.
Pourtant oui, ce film a quelque chose de Platoon. Il a en lui une véritable modernité. La façon de filmer ces acteurs, les interrogations de ses hommes, cette section qui se trouve au milieu de nulle part dans une nature au service d’un ennemi presque invisible, cette armée qui doute, qui a peur, cette folie d’un colonel muet et sublime de pathétisme. Le duel entre deux officiers / soldats est classique. Celui-ci va bien au-delà des canons de l’époque du genre Diables de Guadalcanal (sorti en 1951) où, déjà, Ryan affrontait Wayne sans espoir de pouvoir faire tomber THE héros (à part Charlton Heston, qui aurait pu ???).
Franchement, Anthony Mann est passé assez prêt d’un chef d’œuvre absolu, d’un film de la trempe du Croix de fer de Sam Pekinpah qui arrivera 20 ans plus tard.
Robert Ryan croisera le chemin de Sam Peckinpah pour « La horde Sauvage » en 1969, film qui fera l’objet d’un futur article
Oui, cette marche lente vers l’agonie finale est un film à découvrir. Une belle porte d’entrée vers la Guerre de Corée ; une guerre qui n’est pas gagnée, il s’agit ici d’une retraite, et le peu qu’il y a chercher dans la victoire n’est assurément pas la gloire. Les médailles sont peu de choses face à la litanie de la boucherie qui emporte les dernières illusions des différents héros du film. L’atmosphère terrible de cet été 1950 est la grande réussite du traitement de cette guerre « oubliée ».
Cette guerre de Corée est-elle condamnée à rester le support de récits presque intemporels de soldats ? Le prochain épisode permettra de montrer qu’elle a aussi été au cœur de scénarios plus concernés par la volonté de transmettre une grille de lecture spécifique de ce conflit meurtrier.
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Fiche technique
États-Unis / 1957/ 1h 42min / Guerre, drame
Titre original : Men in war
Réalisateur : Anthony Mann
Scénaristes : Philip Yordan, Ben Maddow, d’après le roman de Van Van Praag
Musique : Elmer Bernstein
Avec
Avec : Robert Ryan, Aldo Ray, Robert Keith, Vic Morrow, Phillip Pine.