Cherkasy ou encore U311 Cherkasy est un film ukrainien de 2019 qui offre un point de comparaison éclairant sur l’annexion de la Crimée par la Fédération de Russie, dont la vision russe a ouvert ce dossier spécial consacré à la guerre en Ukraine.

 

Le U311 Cherkasy avant les événements de 2014

 

Printemps 2014, lac Donuzlav. Alors que la Crimée est annexée corps et bien par la Fédération de Russie, plusieurs navires ukrainiens sont pris au piège par la flotte russe de la Mer Noire. Sommés de se rendre, les différents équipages se retrouvent face à un dilemme terrible. Forcer le blocus est impossible ; engager le combat c’est courir à une mort certaine. Se rendre serait un affront pour l’Ukraine, une honte pour les plus patriotes[1].

Ce film est consacré à la résistance du U311 Cherkassy, chasseur de mine ukrainien, ayant été mis en activité dans une première vie sous les couleurs soviétiques, qui refusa de baisser pavillon devant les injonctions russes et résista, héroïquement au regard des risques encourus, face à ceux qui partageaient, quelques semaines plus tôt, leurs vies de marins.

 

 

Ukraine, 2013 – Tableau de campagnes modestes

Reprenant un schéma classique, après avoir posé les bases de la trame qui va se jouer, le film offre une longue séquence de flashback permettant de découvrir deux des principaux protagonistes qui seront au cœur du drame final.

Timur Yashchenko brosse un tableau assez sombre de ces modestes gens vivants dans une campagne anonyme du nord de l’Ukraine pauvre et, par certains égards, arriérée. Ivresse de modestes paysans autour d’un repas organisé dans un contexte de deuil, portrait de pauvres bougres qui semblent abonnés par le développement occidentalisé des villes comme Lviv ou Kyiv, la présentation des deux personnages principaux, Lev et Mishko, ne laisse pas indifférent. Le rythme est assurément particulier si on le compare à des productions occidentales, mais il est juste et permet pleinement de pénétrer au cœur d’un film profondément humain.

 

Les classes

Pour échapper à leur condition modeste, découvrir autre chose, les deux hommes s’engagent dans la marine ukrainienne et finissent par rejoindre la base navale de Novoozerne, en Crimée, à proximité de Eupatoria. Lev y devient mécanicien et, petit à petit, les deux hommes découvrent leur nouvelle vie. Exercices et jeux avec des marins russes, vie à bord d’un modeste navire de guerre qui va devenir leur principal lieu de vie, défilent sans artifices. Autant la scène de jeu entre les marins ukrainiens et russes prend aujourd’hui une toute autre portée, autant les différentes scènes de ces classes pour les deux paysans sont peu flatteuses pour la marine ukrainienne. Aux brimades, grand classique des films de ce genre où les nouveaux arrivants doivent dans un premier temps survivre à différentes épreuves initiatiques pour, petit à petit, espérer être intégrés,  succèdent les prises d’armes permettant de mesurer le manque de moyens, de discipline, sous le regard attristé mais aussi résolu d’un commandant, Yuri Fedash, qui désire avant tout redonner de la fierté à ses hommes.

La fraternité entre marins, bientôt ennemis …

 

 

La révolution, la télévision, la patrie

C’est à la télévision, dans le réfectoire du navire, que ces jeunes hommes découvrent petit à petit ce qui se joue en ce mois de février à Kyiv. Le commandant ne veut pas de politique et interdit de parler de révolution à bord. Le serment des jeunes militaires de servir leur patrie est un grand moment, mis en perspective avec la dureté, la violence d’un officier qui, pour parachever la formation, pose des questions, frappe, pour retirer des esprits faibles toute envie de déserter.

 

 

A la télévision les événements lointains de Kyiv sont pour le moment secondaires …

 

… face au serment de défendre la patrie

Dans les entrailles du navire, la dure loi des officiers

 

 

Varna, l’OTAN, la mission ;  Maidan, Sébastopol, les Tatars, le destin bascule

Tandis que le destin de l’Ukraine bascule petit à petit, le commandant est obnubilé par sa mission : faire bonne figure face aux Bulgares, dans le cadre d’un exercice de l’OTAN, avant une escale à Varna. L’occasion de souligner les faiblesses de l’équipage, mais aussi de montrer que la voie d’une intégration à l’Ouest, à l’OTAN, est un objectif. Alors que le retour vers Sébastopol est engagé, les événements se précipitent. Les images de la révolution de Maidan, des violences, s’immiscent dans le quotidien par écrans interposés. L’occasion de découvrir des Tatars, dont il n’est quasiment jamais question dans l’actualité, mais aussi les doutes des différents membres d’équipages sur ce qui est en train de se jouer.

L’OTAN, si loin et si proche à la fois

 

Résister

La dernière partie du film reprend alors le fil initié par les premières minutes. Les prises de contact avec des Russes qui réclament la reddition, usent de pression à grands coups de vols à basse altitude d’un Mi-35, hélicoptère de combat, de négociations âpres, mais sans jamais user de violence directe. Les marins répondent par des signes clairs et une chanson patriotique, diffusée en direct sur les réseaux sociaux, moment de bravoure pour ceux qui refusent de quitter le navire, contrairement aux autres équipages qui se rendent les uns après les autres. D’ailleurs ils sont bientôt rejoints par une partie de l’équipage qui ne veut pas jouer sa vie dans ce combat inégal. Pourquoi risquer la mort lorsque des familles, à terre, attendent le retour de ces jeunes hommes ?

 

Résister en chantant ….

 

… ou en silence

 

Avec une réelle maîtrise dramatique Timur Yashchenko nous emmène avec les derniers marins à rester dans les entrailles du chasseur de mine. Par patriotisme ils s’en remettent au commandant qui, fier de ses hommes, attend, au coeur de ce dernier carré de la Garde à Waterloo, l’inéluctable fin.

Afin de ménager l’envie de découvrir ce film, je ne dirai pas ce qu’il advient des deux héros. Les dernières minutes sont particulièrement touchantes et dures. Bien que j’ai découvert ce film au mois de janvier, soit quelques semaines avant la guerre débutée le 24 février, il est à présent impossible de ne pas y repenser avec une toute autre mise en perspective, dramatique.

 

 

Un film très intéressant, immersif, singulier, sur un acte de résistance sans violence véritable autre que symbolique. Une confrontation fratricide, thème déjà présent dans Crimée, le pendant russe de cette œuvre, mais aussi un film plus subtil que l’approche propagandiste et parfois grossière (les ukrainiens sont corrompus par de très nombreux nazis) du film de Aleksey Pimanov.

U311 Cherkasy a été tourné pour partie à Odessa, ainsi que dans un village de l’oblast de Chernihiv, aujourd’hui ravagé par la guerre. Plus qu’un film de propagande, il s’agit surtout à mes yeux d’un témoignage d’un esprit de résistance qui a été totalement négligé par Moscou si l’on en croit les développements depuis le 24 février dernier.

 

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[1] Voir pour quelques détails supplémentaires cet article https://guardianlv.com/2014/03/ukraine-warships-trapped-at-lake-donuzlav/

 

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Fiche technique

2019 / 1h 24 min / Drame, guerre

Titre original Cherkasy (U311 Cherkasy)

Réalisateur : Timur Yashchenko

Scénaristes :  Robert Kwilman et Tymur Yashchenko

Musique : Anton Baibakov et Katya Chilly

Avec Dmitriy Sova, Evgeniy Lamakh, Roman Semysal