L’Opération Bagration peut être vue en Occident, et plus particulièrement en France, pour une bataille de l’été 1944 qui se passe à l’Est pendant que l’essentiel se joue à Caen, Avranches, depuis les plages normandes jusqu’à la libération spectaculaire de Paris.

Les nouveaux programmes d’histoire pour le tronc commun de terminale ont mis en avant, pour la première fois, cette opération assez largement méconnue sous la forme d’un « Points de passage et d’ouverture » : juin 1944 : le débarquement en Normandie et l’opération Bagration.

Ce fut une heureuse surprise personnelle de découvrir la simple mention de Bagration. L’enseignement de la Seconde Guerre Mondiale laisse une très large part à la libération du sol national et dans ce cadre, bien aidé par le cinéma, le débarquement de Normandie, la libération de Paris, dans une moindre mesure les Ardennes et, de façon encore plus lacunaire, le débarquement de Provence, semblent constituer dans l’imaginaire populaire, les clés de compréhension quasi exclusives des combats menés contre les Nazis.

Le front de l’Est est très souvent réduit à Stalingrad. Là aussi le cinéma a eu son rôle pour soutenir le narratif communiste, particulièrement sensible en France, au point d’en faire le tournant décisif de la guerre. C’est oublier que quelques mois après Stalingrad, les Soviétiques encaissent une terrible défaite à Kharkov et que c’est à l’été de cette même année, à Koursk, que se joue véritablement le sort de l’initiative.

Pour en revenir à Bagration, les superlatifs ne sont pas de trop, si tant est qu’ils puissent être suffisants, pour véritablement prendre la mesure de ce qui s’est joué entre la fin juin et le mois d’août 1944. Pendant que les Alliés occidentaux parvenaient très difficilement, malgré une supériorité matérielle et aérienne totale, à s’extirper du bocage normand avant de libérer la France sans véritable logique opérationnelle claire, autre que celle d’une course d’ego entre Montgomery et Patton, entre deux tentatives françaises libres pour exister, la Wehrmacht encaissait sa plus grande défaite de toute son histoire.

Stalingrad c’est la destruction de la 6è Armée, soit environs 264 301 morts ou blessés, près de 60 000 prisonniersVoir Jean Lopez, Nicolas Aubin, Vincent Bernard et Nicollas Guillerat, Infographie de la Seconde Guerre mondiale, Perrin, 2018, 200 p. . Bagration c’est l’anéantissement de trois Armées (4è, 3è et 9è), de trente divisions, soit un peu plus de 399 000 hommes, 700 000 selon comment on incorpore ou non les opérations secondaires liées à Bagration (Kovel-Lublin et Lvovo-Sandomir)Voir Jean Lopez, Opération Bagration, la revanche de Staline, Economica, 2014, 410p.. Le triple des pertes en Normandie.

L’Opération Bagration s’avère donc être la plus importante, la plus décisive de l’été 1944 pour mettre fin à la puissance militaire nazie. Les pertes encaissées ne seront jamais compensées en quantité, mais surtout en qualité. À la fin du mois d’août Berlin est un objectif à portée de Staline, tout comme l’intégralité de l’Europe centrale. Se dessine d’ores et déjà la perspective d’une course à la libération pour imposer le joug communiste sur les territoires libérés, conquis. Pour les Américains la leçon est limpide : malgré ses pertes énormes, l’Armée Rouge s’est régénérée, ses généraux ont appris et elle est la seule à maîtriser l’Art Opératif, cette coordination subtile entre les opérations militaires et les buts politiquesVoir Benoist Bihan et Jean Lopez, Conduire la guerre, entretiens sur l’art opératif, Perrin, 2023, 395 pages.

Pour comprendre le poids décisif de Bagration et ses mécanismes je vous suggère de retrouver Jean Lopez lors d’une conférence organisée en collaboration avec le Mémorial du débarquement et de la libération de Provence, sous la direction de Florimond Calendini, le 19 juin 2019 à Toulon, Mont Faron, avec les Clionautes.

 

Le cinéma soviétique au service de la mémoire de la Grande Guerre patriotique

 

Lorsque Léonid Brejnev, pour le 20è anniversaire du 9 mai 1945, lance les grandes parades militaires sur la Place Rouge, moment devenu clé pour la propagande de puissance de Vladimir Poutine, surtout depuis la montée des tensions avec l’Occident et l’Ukraine depuis 2014, le cinéma soviétique est assez logiquement convoqué pour soutenir l’effort. Il faut imprimer un récit glorifiant les victoires passées, honorant la mémoire des pertes immenses, dans un contexte de Guerre froide avec l’Occident. Si Hollywood a produit le Jour le plus long, le cinéma soviétique doit être capable d’en faire autant, voir même mieux.

C’est dans ce contexte que nait le projet Libération, confié à Iouri Ozero. Une fresque de plus de 7H, tournée entre 1967 et 1971, retraçant les épisodes marquants de la Grande Guerre patriotique à partir de 1943, soit de la Bataille de Koursk. Il s’agit d’une coproduction, RDA, Italie, Pologne et Yougoslavie prêtant main forte au cinéma soviétique. Opération Bagration, en russe Напрaвление главного удара est le troisième film après L’Arc de feu (consacré à Koursk), La Percée (libération de l’Ukraine, bataille du Dniepr), et avant La Bataille pour Berlin et Le dernier assaut consacrés à la prise de la capitale nazie.

 

Synopsis

Printemps 1944, alors que les alliés occidentaux lancent enfin une attaque de diversion crédible en débarquant en Normandie, Joukov et Rokossovski tentent de convaincre Staline de leur permettre de lancer une grande offensive dans les forêts et marais de Biélorussie, terrains pourtant jugés impropres à l’usage des blindés…

 

Depuis 2017 on trouve un très beau coffret Bluray-DVD chez Bach films qui propose l’intégrale, sous-titrée en français, avec des interviews fort instructives de Ada AKERMAN, spécialiste du cinéma soviétique.

Il est aussi possible de les retrouver sur Youtube, en Russe, gratuitement, sous-titrés en anglais ou français.

 

Voici Bagration en intégralité

 

Une reconstitution minutieuse aux moyens démesurés

 

Tous les films reposent sur le même principe. Des séquences très didactiques au sein des États-majors, avec force de cartes, pour expliquer les mouvements, les bases des opérations. Le plus souvent ces moments sont en noir et blanc.

 

La réunion d’État-major, le passage obligé pour expliquer les opérations à venir

 

Les cartes, la clé des opérations

 

 

Viennent ensuite des séquences de combat, très spectaculaires, avec une Armée Rouge qui a offert des centaines de blindés, d’avions, de canons, de transports en tous genres pour accompagner des combats films au ras du sol, parfois, en vue aérienne, plus souvent. Côté allemand on bricole de faux Panzers, Panthers et autres Tigres, mais ça fait l’affaire. Hollywood en fait de même de son côté.

 

User et abuser des vues aériennes pour illustrer les moyens mis à disposition

 

Les moyens matériels sont énormes, mais les figurants ne sont pas en reste !

 

 

La musique est pompeuse, c’est parfois un peu technique et lent dans les réunions, mais tout est fait pour expliquer ce qui se passe, ou va se passer. Au bout de cinq films bien entendu ceci peut lasser, mais c’est aussi l’unité de l’œuvre qui prime.

Les séquences avec les étrangers sont en langues … étrangères. Les Allemands parlent allemand, Churchill et Roosevelt anglais, les Français parlent français. C’est très plaisant.

Le film s’articule autour de deux événements qui encadrent l’opération à proprement parlé. La conférence de Téhéran de la fin novembre 1943 offre l’occasion de revenir sur la volonté de mettre en place un second front. Il s’agit d’illustrer les freins, les problèmes rencontrés face aux Anglo-Saxons, pour mieux souligner le rôle central des Soviétiques dans la défaite nazie. De l’autre la tentative d’assassinat de Hitler à la fin août clôture les deux heures.

 

Des alliés, des ennemis et des questions

 

Le 6 juin 1944 est plus que cité : il est montré. Musique américaine, images d’archives, le D-Day est clairement valorisé. Roosevelt est dépeint comme un personnage assez sympathique, plutôt naïf, plutôt isolationniste. Churchill a contrario est montré comme rusé, machiavélique, anti soviétique, du moins très méfiant vis-à-vis de Staline. C’est assez surprenant. Le choix des acteurs est important, les ressemblances physiques sont frappantes.

 

Roosevelt est convaincant …

 

… mais Churchill encore plus !

 

 

Quant aux nazis, les généraux sont hautains et méprisants, Hitler est paranoïaque. Les soldats allemands n’existent pas vraiment, si ce n’est pour se faire tirer dessus, tenter de tuer une pauvre infirmière, mourir de façon crispée. Ils n’en demeurent pas moins des adversaires réels, sachant tirer, se battant parfois avec acharnement. Nous sommes assez loin des Allemands assez peu redoutables et parfois perdus du Jour le plus long.

 

Hitler, accablé par le délitement inexorable de ses forces

 

Alternent ainsi des séquences forts instructives sur les faits, du moins la lecture qui en a été faite par les Soviétiques, et des moments plus naïfs, dispensables. Tout est articulé pour valoriser l’Armée Rouge et les décideurs. Les alliés occidentaux ne sont pas oubliés, mais on souligne les crispations à Téhéran. Toujours est-il que les Soviétiques et le Front de l’Est n’étaient pas valorisés dans les productions hollywoodienne, ici l’effort est donc louable.

Une séquence étonnante est consacrée aux Français de l’escadrille Normandie-Niemen. Le Français est attaché à son style, il est dragueur, pas très sérieux, avide d’exploits dans les airs. Finalement attachant, il mérite d’être sauvé par le glorieux pilote soviétique qui doit prendre tous les risques pour sauver celui qui s’est engagé dans le combat la fleur au fusil, en pensant encore certainement aux beautés russes.

 

Ce n’est pas Alain Delon, mais un Français reste un Français … donc un charmeur

 

Des soldats courageux, amoureux, héroïques, et des amis éternels …

 

Les quelques moments partagés auprès des soldats  ne restent pas dans les mémoires. Tout est assez téléphoné, les situations sont quasiment les mêmes tout au long des cinq films. Il y a le soldat russe ténébreux et blond, la brune un peu candide mais très courageuse, infirmière, qui montre l’exemple aux hommes et les pousse à se surpasser sous le feu de l’ennemi, les deux alimentant une histoire d’amour tragique. Un équipage de char de l’URSS, très bigarré, même si le chef de char reste … un Russe. La spécificité du de ce film est de mettre particulièrement en avant les Polonais. Il ne faut pas oublier que la Pologne participe au film. Bagration est montrée comme l’étape décisive permettant à la Pologne amie d’être libérée. Les Polonais sont à l’honneur et la beauté du Pacte de Varsovie semble avoir permis de faire oublier l’invasion soviétique de 1939 …

 

Les frères du Pacte de Varsovie

 

 

Sachant que l’opération va finalement, à bout de souffle et devant les succès défensif des forces du Generalfeldmarschall Walter Model, s’arrêter aux portes de Varsovie, l’insurrection polonaise ne pourra être soutenue par les Soviétiques (on peut aussi penser que Staline ne l’a pas souhaité pour jouer le coup d’après et en finir avec une Pologne non communiste). Ceci va ancrer profondément une rancœur de plus entre Polonais et Soviétiques. De ceci il n’est point question que le film.

 

Les officiers supérieurs, ces héros de l’Opération Bagration

 

Trois hommes clés, en dehors de Staline, sont montrés. Le premier est le général d’armée Nikolaï Vatoutine.

 

La séquence avec Vatounine est intéressante à deux égards. Premièrement le 29 février 1944 l’homme apprend avec son aide de camps le polonais sur un chemin enneigé, dans une jeep. Le général demande des mots et les réponses données le confortent : le polonais est très proche du russe, ce qui explique le lien indéfectible entre les deux pays frères. Une ligne qui sera conservée jusqu’à la fin du film.

 

Joukov écoute les derniers mots de Vatoutine, en polonais, avant son évacuation

 

Hélas le convoi du général tombe dans une embuscade et il est grièvement blessé. Alors qu’il est envoyé sur les arrières, où il décèdera finalement dans la nuit du 15 avril 1944, à Kiev, Vatounine, qui a montré un vrai courage face au feu (il harangue ses hommes et se bat sans crainte), le général répète le mot vie, en polonais, à Joukov qui prend de ses nouvelles. La séquence est extrêmement symbolique.

Le second est donc Joukov, l’organisateur, le chef d’État-major, celui qui semble être le cerveau de l’opération. Plusieurs fois il est mis en valeur, et semble être proche de Staline. Il est aussi celui qui sait aller auprès de ses hommes, les réconforter, mais aussi apprendre. C’est lors d’un échange avec un simple soldat qu’il perce le secret de la traversée des marais biélorusses.

 

Le génie russe à l’action, bien avant MacGyver

 

Enfin le troisième homme, qui apparaît peu mais est mis à l’honneur par Staline, c’est le général Rokossovski. C’est lui, au détour d’une réflexion, qui est présenté comme le cerveau initial du plan, celui qui a l’idée du séquencement des attaques à l’endroit le plus improbable pour les Allemands.

 

Adoubé par le génial Staline en personne

 

Ces hommes, ces officiers supérieurs, sont ce que l’Armée Rouge a produit de mieux. Une équipe de camarade, menée par un Staline à l’écoute, simple chef d’orchestre d’une formidable machine, dont la masse de matériel et le courage infini de ses hommes va tout emporter dans la bataille. Quant à Staline, serein, calme, planant littéralement au-dessus des événements, le portrait qui en est donné est extrêmement positif et à dire vrai troublant.

 

Staline, la zénitude absolue de celui qui maîtrise tout

 

Les moments clés de l’Opération Bagration

 

Outre les séquences d’État-major et de cartes, deux éléments sont au cœur de la reconstitution proposée par Youri Nikolaïevitch Ozerov. Tout d’abord le poids pris par les partisans. C’est une fierté, ils sont même cités par Staline, mais on les voit aussi à l’œuvre. Sabotages, participation aux combats, ils sont très bien mis en avant.

 

Après les combats obcurs, les partisans peuvent enfin rejoindre l’Armée Rouge !

 

Le second aspect offre l’occasion d’une séquence très spectaculaire, inédite au cinéma. Le franchissement des vastes étendues marécageuses au sud de la Bérézina, le coup de génie de Rokossovski, par les 28è et 65è armées menées par Batov et Lutchinsky.

 

Grâce aux chaussures anti-marais soviétiques, chargeons pour Staline, pour la patrie, pour les médailles !!!

 

Pas de pont ? Alors il suffit d’en fabriquer un !

 

Sous les tirs nourris, la progression est difficile mais l’exploit est accompli

 

La reconstitution offre l’occasion d’un véritable moment de bravoure. Clairement les moyens mis en place par l’Armée Rouge pour cette séquence n’ont rien à envier à ceux mis en place par l’Armée US pour les films hollywodiens.

La déroute allemande actée, les images de libération d’un côté, et celles d’archives de colonne immenses de prisonniers exposés à Moscou parachèvent le tableau. Bien expliqué d’un point de vue opérationnel, disposant de bonnes séquences de combats, complètement en phase avec ce qui a été produit pour le Jour le plus Long, ce troisième film touche au but.

 

La libération de l’URSS, enfin !

 

Les 25 dernières minutes consacrées au complot contre Hitler, l’opération Walkyrie, sont intéressantes pour le contexte global, mais n’apportent rien de plus à la compréhension de l’opération en elle-même. Les furieuses contre-attaques incarnées par l’opération Doppelkopf montée par Model dans les Pays Baltes au mois d’août, l’épuisement global des forces soviétiques (31.6% des forces en présence au début de l’Opération Bagration ont été perdues) ne sont absolument pas abordées. Le film illustre une victoire écrasante, la perte de prise avec la réalité d’Hitler, l’effondrement de l’intérieur du régime nazi, la joie des Polonais de se battre avec leurs camarades soviétiques. Rien ne saurait ternir le tableau final.

 

Conclusion – Opération Bagration, opération réussie ?

 

Ce troisième opus de la série « Libération » est classique à bien des égards, mais ne souffre aucunement la comparaison avec ses homologues hollywoodiens de l’époque. Film de propagande, certes, mais pas plus que le Jour le Plus Long, il est un très bel exemple du film de guerre des années 70, glorifiant les héros de la Seconde guerre mondiale.

Quelques extraits peuvent être utilisés avec des élèves pour montrer les dessous de cette opération méconnue. Cette idée de lancer des attaques en cascade, avec pour objectif non seulement de surprendre l’ennemi, mais d’ouvrir des portes pour l’invasion globale de l’Europe centrale afin d’y installer après guerre des régimes communiste, ce que A.Svietchine a nommé l’art opératif, est bien reconstituée.

 

Pour aller pour loin sur l’Art opératif voir Benoist Bihan, éminent stratégiste français qui nous propose dans cette conférence pour les Clionautes, à partir de l’analyse de la pensée d’Alexandre Sviétchine, penseur russe passé du Tsar au service des bolcheviks, les clés de compréhension d’une discipline mettant réellement les combats au service de la stratégie.

 

Avec une bonne mise en perspective, des questions précises, ce film, disponible gratuitement sur Youtube, est l’occasion de montrer autre chose aux élèves.

 

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Fiche technique

Mosfilm, DEFA-Babelsberg, Zespoły Filmowe, Dino de Laurentiis Cinematografica / 1970 / 2h 02min / Drame, Historique, Guerre / Cycle Libération épisode 3, Opération Bagration

Titre original Напрaвление главного удара

Réalisateur :  Yuri Ozerov

Scénariste : Yuri Bondarev, Oscar Kurganov, Yuri Ozerov

Avec Boris ZAIDENBERG, Nikolaï OLIALINE, Mikhail ULYANOV, Larisa GOLUBKINA, Bukhuti ZAKARIADZE, Sergueï NIKONENKO