Après l’enfer des camps de la mort, retour en France, de nos jours, pour cette seconde œuvre de ma programmation spéciale dédiée à la 26e édition des Rendez-Vous de l’Histoire de Blois, « Les vivants et les morts ». Le film de Laszlo Nemes s’était, de par son thème, imposé immédiatement. Le choix de présenter ici « Made in France » et le travail de Nicolas Boukhrief et Éric Besnard pourrait surprendre. C’est pourtant une évidence pour moi, tant ce film permet littéralement de voir des morts errer au milieu des vivants, le temps d’1h30 de réflexion sur la radicalisation en France en 2014.
Tourné en 2014, pour une sortie prévue le 18 novembre 2015, « Made in France » s’est écrasé sur la réalité qu’il aborde. tout d’abord face à une affiche jugée trop dure à l’été 2015, comme le précise alors le site Première.
Les attentats du 13 novembre l’ont écarté des salles de cinéma et il fallu finalement attendre la vidéo à la demande, en janvier 2016, pour le découvrir enfin.
Synopsis
Le film relate l’histoire de Sam, un journaliste français qui profite de sa culture musulmane pour infiltrer les milieux intégristes de la banlieue parisienne, en particulier une cellule djihadiste parisienne qui a reçu pour ordre de semer le chaos dans la capitale. Pour les besoins de son enquête, le reporter pénètre sans retenue le quotidien de ces jeunes embrigadés par Al-Qaïda, qu’il se retrouve empêché de quitter.
Construit comme un polar finalement assez classique, « Made in France » ne peut être dégagé de son contexte. Le travail de Nicolas Boukhrief est en effet visionnaire car, tourné avant les attentats de novembre 2015, il met en scène de jeunes Français, morts pour la République, complètement radicalisés, errer dans un pays qui n’est plus le leur, au milieu des vivants, dans l’espoir de semer la terreur pour défendre leurs convictions. Oublier ce contexte de création est une erreur majeure car « Made in France » est le fruit d’un moment très particulier, post 11 septembre 2001, post invasion « bushienne » de l’Irak en 2003, qui vit la crispation identitaire d’une partie de notre jeunesse, poussant certains à basculer dans le radicalisme islamique le plus absolu. Les débats actuels sur les abayas ou la perte de soldats en Irak nous rappellent que ces problématiques occultées par le COVID, l’inflation ou l’invasion de l’Ukraine sont loin d’avoir complètement disparues.
Un journaliste infiltré et un chef de meute
Immédiatement le film nous plonge dans une réalité sombre, comme si deux temporalités cohabitaient. Le monde des vivants est celui de tout à chacun, du quotidien, des embouteillages, de la pollution parisienne, du métro-boulot-dodo cher aux soixante-huitards. Sam, très justement joué par Malik Zidi, est un journaliste qui décide de quitter les vivants pour rejoindre les morts pour la République. Ces derniers sont des convertis, il y a par exemple un breton qui aurait semblé tout à son aise au Festival Interceltique de Lorient ou aux Vielles Charrues de Carhaix, et Nicolas Boukhrief nous propose une juste réflexion sur le véritable lavage de cerveaux de ces jeunes hommes. Entre questionnements sur les femmes, le sexe, sur le sens de la vie en général, leur ignorance du Coran, qu’ils vénèrent, éclate sur l’écran. Pour Hassan le chef de meute, incarné par un Dimitri Storoge convaincant, la vie se résume en la préparation d’un triomphe morbide, né dans le lointain Pakistan. Le journaliste entame ainsi une vie parallèle et s’enfonce progressivement dans une épreuve qu’il ne peut quitter.
Made in France, le regard incisif d’une réalité longtemps occultée
Décortiquer les mécanismes de la clandestinité dans son propre pays, avec en ligne de mire la volonté de mettre en place une cellule terroriste de type Al Qaïda pour importer la guerre sainte au cœur la région parisienne : voilà le projet courageux d’un film coup de poing. Par certains points le film ressemble à un documentaire, avant de basculer dans une approche plus classique du film de genre.
Il est question de taqîya, cette volonté de se dissimuler par tous les moyens, pour passer sous les radars des services de police et de renseignement. Alors on se rase, on boit, on vit normalement. Il faut bientôt trouver des armes. Comme l’a très bien démontré Jean-François Gayraud en soulignant les dangers de la « myopie classificatoire » du monde académique et de l’État en général[1], cette cellule terroriste en devenir s’hybride avec des réseaux mafieux pour s’équiper. Elle côtoie ses ennemis, fait du business avec des anciens militaires qui eux ne voient que l’argent à gagner. Dans une pièce d’un apprenti djihadiste trône le poster de Scarface. Hassan a découvert une partie de son potentiel en prison, comme d’autres ont pu le faire dans la réalité, à l’image des frères Kouachi[2].
Assez vite Sam se retrouve coincé dans son entreprise et ne peut espérer de solution de secours en dehors d’un investissement encore plus total et dangereux. On s’installe dans une maison anodine, de grand-mère. On s’entraine au tir. « On ne frappe pas n’importe où, on est pas des barbares. On attend les ordres ». Finalement se dessine la volonté de faire un attentat à la bombe, le premier d’une série morbide destinée à semer la mort chez les vivants, au cœur de la capitale. Le travail de Nicolas Boukhrief et d’Éric Besnard touche juste. La recette de la bombe est trouvée sur le darknet. Internet sert aussi à trouver une femme, et on passe sa journée à vilipender les kouffars lorsqu’on a plus rien à dire ou faire.
Une réflexion nécessaire sur le renseignement et la radicalisation
Le film pose la question des moyens, des limites du renseignement qui vont complètement éclater au grand jour en janvier et novembre 2015. Ces thématiques ont été fort justement abordées par Cédric Jimenez dans son Novembre. Surtout « Made in France » permet de sonder les âmes de ces jeunes, perdus dans leur radicalisation. Ainsi l’un peut se poser des questions quant à la validité des cibles, civiles, là où l’autre justifie cette violence aveugle car ces vivants sont de toute façon déjà morts.
Le final est haletant et ne saurait être dévoilé. Le message permet à la foi d’être mise en avant non au service de la mort, mais bien de la vie. Il peut être exploité avec des élèves préparés, à condition d’être finalement décortiqué par la suite et de ne pas simplement servir d’illustration. Les crispations actuelles, abayas en tête, nous imposent d’être vigilants dans nos pratiques et réflexions.
Pour en revenir au cinéma, « Made in France » touche juste et mérite largement d’être vu.
***
Pretty pictures, Radar Films, / 2015 (sorti en 2016) / 1h 29min / Drame, Policier
Titre original Made in France
Réalisateur : Nicolas Boukhrief
Scénariste : Éric Besnard
Musique : Robin Coudert
Avec
Malik Zidi, Storoge Dimitri, François Civil, Nassim Lyes, Ahmed Dramé, Nailia Harzoune
[1] Jean-François Gayraud, Théorie des hybrides, terrorisme et crime organisé, CNRS éditions, Paris 2017
[2] https://www.lemonde.fr/societe/article/2015/01/09/ce-que-l-on-sait-sur-la-radicalisation-des-freres-kouachi_4552422_3224.html