Dieu que le Danemark m’a manqué !
Dix ans. Il aura fallu une décennie pour que le talentueux réalisateur danois Adam Price reprenne le stylo pour poursuivre la saga sur la politique danoise qu’il avait lancée avec la série Borgen. A sa sortie en 2010, cette dernière avait su trancher avec ses concurrentes, par son ambiance et le traitement réaliste et sans faux-semblants qu’elle apportait sur la politique. Dehors le grand spectacle et les ficelles scénaristiques éculées et racoleuses.
Dans le sillon de son équivalent étasunien A la maison blanche, Borgen était une réussite complète qui avait été très logiquement saluée et avait apporté la reconnaissance à son auteur et aux artistes qui avaient su donner vie à l’œuvre, en premier lieu la très grande Sidse Babett Knudsen.
Adam Price avait anticipé son temps et présenti l’évolution médiatique et politique. Trump présentait encore des émissions de télé réalité sur l’immobilier au goût fort douteux, les grands scandales d’harcèlements sexuels n’avaient pas explosé. Pour autant Price avait mis le doigt sur le pourrissement de la vie publique, les reniements qu’elle impose, le cynisme érigé en mode de gouvernement et le mépris pour les femmes dans de très larges pans de la société. Les termes paraîtront à certains excessifs et pourtant je l’affirme : Borgen, une femme au pouvoir à sa sortie, et plus encore aujourd’hui, est un chef d’œuvre. Largement imitée depuis (House of Cards) mais jamais égalée.
Mais voilà : peut-on renouveler l’exploit près d’une décennie plus tard ? C’est le défi qu’Adam Price s’est lancé avec la nouvelle série Borgen sur Netflix. Cette dernière, bien que reprenant l’univers et les personnages laissés en 2013, entend trancher avec le passé et l’affiche dès le titre. Nous allons assister à Borgen : Le pouvoir et la gloire. Certes nous continuons à explorer la thématique du pouvoir et des femmes face au pouvoir, pour autant l’air du temps a changé et Adam Price veut le souligner. Alors, allons vers une passe de quatre ?
L’avenir sera féminin
Au cours des précédentes saisons, nous avions pu suivre l’ascension et les difficultés du maintien au sommet pour Birgitte Nyborg, leader des Modérés puis des Nouveaux Démocrates. En parti centriste des démocraties libérales scandinaves, ce dernier conçoit son influence et sa raison d’être dans la formation de coalitions en offrant, pour les Libéraux comme les Travaillistes, un allié faiseur de roi. Il n’est donc pas étonnant de découvrir que si Birgitte n’est plus Première Ministre, elle a pu ouvrir la voie à toute une génération de femmes politiques qui a su marcher dans ses pas, et notamment la nouvelle cheffe du royaume danois : Signe Kragh.
Signe rappelle en de nombreux points Birgitte. Les deux femmes ont su avoir de l’ambition, l’envie de bousculer les conventions et les équilibres du pouvoir dans une société qui, malgré ses grands progrès sur le plan de la parité et de la lutte pour l’égalité entre les sexes, ne parvient à se départir de ses vieux démons.Les mythes ont la dent dure : le Danemark est un pays encore fortement marqué par les violences sexistes et de genre, l’actualité plus ou moins récente le rappelle douloureusement, notamment dans le domaine politiqueMais la comparaison peut s’arrêter ici : l’admiration de Signe pour Birgitte ne peut se départir d’une jalousie et une rivalité à peine voilée. Il ne s’agirait pas de vivre dans l’ombre de la pionnière, fusse t-elle membre du gouvernement, et savoir à un moment, si besoin, tuer la mère.
Car oui : Birgitte n’a pas quitté la politique. Cette dernière fut une amante possessive à laquelle la leader des Nouveaux Démocrates a tout sacrifié, y compris sa vie de famille. Séparée de Philipp qui depuis a retrouvé le bonheur auprès d’une nouvelle compagne, Birgitte n’a conservé que des liens assez lointains avec sa fille (qui n’apparaitra que par caméo au cours de la saison). Quant à Magnus son fils, les relations sont pour le moins complexes et tendues. Ce dernier est également investi sur la scène publique au sein d’une organisation écologiste et végane dont il deviendra le porte-parole, et comprend que très difficilement les positions de sa mère. Le conflit déborde largement du seul plan politique, pour croiser l’amertume et les rancoeurs accumulées d’années d’absence et de non-dits maternels. Birgitte était absente et elle le reste, sa famille est passée après.
Comme lors des précédentes saisons, Adam Price ne se focalise pas sur la seule Birgitte. Nous avons le plaisir de retrouver Katrine Fønsmark, toujours interprétée par Birgitte Hjort Sørensen qui, après avoir fait le mur et confirmé son grand talent, revient donner ses traits à la journaliste ambitieuse et férue de liberté que nous avions suivie au cours de la première saison. Cette dernière a bien évolué depuis toutes ces années et c’est en nouvelle directrice de l’information à TV1 que nous la retrouvons. Un retour au sein d’une chaîne qu’elle avait quittée en claquant les portes lors de la saison 1 en rejoignant le tabloïd l’Ekspres de Laugesen, en quête de liberté, ne supportant plus de devoir retenir ses coups et ne pas poser les questions qui fâchent aux autorités.
Depuis Katrine est devenue mère, s’est reconstruite et a gagné la stabilité émotionnelle qui lui manquait tant auprès de son marxiste de mari Søren Ravn. En succédant à son ami Torben Friis, Katrine a la lourde tâche de redresser les audiences de la chaîne et d’en refaire le leader de l’information au royaume. Tâche complexe quand nous devons changer de côté et, après avoir rejeté et critiqué les choix éditoriaux passés, composer avec les revendications de ses employés et stars de l’info On ne peut pas dire que les relations avec la coqueluche de la chaîne, la présentatrice Narciza Aydin, soient au beau fixe loin s’en faut ! et la direction qui cherche à s’attirer les bonnes grâces du pouvoir au moment du renouvellement les subventions à l’audiovisuel.
Une bataille pour la liberté de la presse et des médias qui, si elle se posait déjà il y a une décennie, est devenue encore plus prégnante à une époque où les capitaines d’industries et PDG de tous bords entendent, parfois sur des coups de tête, racheter des titres et des médias et se bâtir de vrais empires, au nom de grands idéaux qui dissimulent fort mal les agendas politiques. Toute ressemblance avec des personnes ou des faits récents serait totalement fortuite…
Mais très vite l’attention revient sur le champ politique. Après la victoire récente des Travaillistes aux élections, les Nouveaux Démocrates se sont alliés à ces derniers pour former le gouvernement. Le parti de Birgitte a su gagner une influence notable qui se traduit dans l’attribution d’un ministère stratégique : les Affaires Etrangères. A peine le temps de prendre ses marques et de faire connaissance avec les hauts fonctionnaires qui vont l’entourer que le grand vent se lève. Et il souffle depuis l’Ouest.
Nuna asiilasooq
Comme lors de la première saison, le « pays de la grande longueur » attire tous les regards de Copenhague. Et le Groenland annonce la couleur dès les premières minutes du premier épisode de la saison : elle sera noire. Comme la couleur de l’or pétrolier qui vient d’être repéré dans les sous-sols du pays et qui offre la perspective, en cas d’exploitation, de concrétiser l’indépendance tant voulue et rêvée par des générations.
Le ministre de l’énergie du gouvernement groenlandais, Hans (interprété par Svend Hardenberg, homme d’affaire groenlandais et ancien conseiller politique, initialement engagé par la production pour l’aider à s’imprégner des problématiques, des paysages et de la culture inuit) ne tarde pas de rendre l’information publique. Et si cette dernière fait le bonheur de Nuuk, elle plonge Copenhague dans la tourmente : la coalition gouvernementale est arrivée au pouvoir sur la promesse d’atteindre avant 2050 la neutralité carbone et de ne pas investir dans les énergies fossiles, fussent-elles nationales.
La pression est sur les épaules de Birgitte : parvenir à s’imposer au sein de sa propre équipeSi les questions diplomatiques relèvent du ministère des Affaires Etrangères, la question arctique est du ressort de la Première Ministre et mener les négociations avec le territoire autonome groenlandais, porté par cette découverte et à l’initiative pour en faire le tremplin vers l’indépendance complèteDepuis une réforme de 2009 le Groenland est un territoire autonome, ayant obtenu la liberté politique sur de nombreux domaines comme la justice ou l’éducation, et disposant d’un gouvernement propre.. Et cela n’est pas une mince affaire
La question groenlandaise hante l’histoire danoise. La colonisation de l’île fut celle de la redécouverte d’un territoire Viking perdu, celui d’une terre norvégienne quelque part dans l’océan Atlantique Nord. Avec le missionnaire Hans Egede, qui traduisit la Bible et convertit les Inuits présents, le Groenland est devenu ce que certains ont qualifié de « bijou » d’un empire danois qui s’est peu à peu disloqué, le pays étant incapable de subvenir aux coûts d’entretien de ce dernier. Seul est resté le Groenland, qui a perdu son statut de colonie en 1953 pour devenir une communauté du royaume danois. Cette intégration fut accompagnée par une politique de danisation qui a visé la destruction de la langue et la culture groenlandaise.
Si la première saison de la série originelle d’Adam Price avait évoqué de manière concise le poids du passé et de la domination danoise sur l’île, on prend ici réellement le temps d’approfondir le lourd passif entre les deux rives de l’Atlantique. Adam Price porte le regard d’une société danoise consciente du poids de ses politiques passées, et qui entend regarder cette mémoire droit dans les yeux. Le réalisateur le fait au travers notamment du parcours de Asger Holm Kirkegaard, interprété par Mikkel Boe Følsgaard, ambassadeur pour l’Arctique auprès de Birgitte Nyborg, et chargé de négocier avec le gouvernement autonome groenlandais sur place.
Spécialiste du Groenland, ayant lu, de son propre aveux, tout ce qu’il est possible de lire sur l’île en langue danoise, et admirateur de Knud Rasmussen, Kirkegaard connaît le pays sur le papier, sans n’avoir jamais été confronté au terrain et à la réalité des 60 000 habitants. Asger le découvrira au côté de deux groenlandais : Malik Johansen et surtout Emmy Rasmussen (interprétée par l’impressionnante Nivi Pedersen), conseillère de la Première Ministre groenlandaise, avec laquelle les relations dépasseront le simple cadre professionnel.
Il aurait été facile de tomber dans le misérabilisme, de magnifier un Groenland vierge de toute influence extérieure et de se contenter de regrets pour un passé que le Danemark veut faire oublier et pour lequel il bat sa coulpe. Il aurait été tout autant facile de prendre le parti inverse et de renvoyer les groenlandais face à leurs responsabilités individuelles et collectives dans les fléaux qui traversent toujours le quotidien des habitants. Encore une fois le chemin de crête adopté par la production renvoie dos à dos ces deux discours stériles qui refusent de regarder dans les yeux les responsabilités partagées et les actions à mener désormais. Deux lignes de dialogue, entre Emmy et Asger, ramèneront à la réalité les spectateurs tentés par l’une de ces grilles de lecture :
Je suis sur qu’une grande partie des problèmes du Groenland auraient été évités si les missionnaires danois avaient passé leur chemin
Comme cela les groenlandais seraient restés de bons sauvages…
Nous l’aurons compris : Adam Price n’entend pas tomber dans la facilité. Au contraire les problématiques groenlandaises étant complexes, elles attendent des réponses nuancées. Le Groenland mérite bien mieux que la démagogie. Car c’est bien le Groenland et ses habitants, qui sont véritablement les personnages principaux de la série.
« À toi de régler cela rapidement, le gouvernement ne tombera pas avec toi… »
Le problème groenlandais est multiple : en affirmant sa volonté d’exploiter la ressource pétrolière présente dans son sol , Hans et le gouvernement autonome entendent offrir un espoir à la jeunesse de l’île et se doter des moyens financiers suffisants pour envisager l’indépendance. Les questions historiques et mémorielles se télescopent alors avec les équilibres politiques internes au Danemark et les enjeux diplomatiques de la zone. Dans un espace arctique de plus en plus convoité par les grandes puissances mondiales, sur fond de réchauffement climatique et d’enjeux environnementaux, parvenir à concilier les intérêts des différents partis relève du jeu d’équilibriste dans lequel Birgitte est passée maître et auquel elle se consacre pleinement.
La découverte du gisement pétrolier est rapidement suivi d’une autre très compromettante : la présence parmi les actionnaires majeurs de la compagnie canadienne chargée du projet d’un conseiller du président russe, avant que l’entreprise ne soit rapidement rachetée par la Chine. Situation tout aussi inconfortable pour un Danemark membre de l’OTAN et bénéficiant d’accords militaires privilégiés avec les Etats-Unis d’Amérique (base militaire de Thulé), cequi compliquera d’autant plus la tâche de BirgitteNous n’en dirons pas plus pour vous laisser le plaisir de découvrir la saison.
La décennie et les rudes coups que cette dernière a reçus ont transformé son rapport au pouvoir. Si la série originelle tendait à nous dépeindre la leader des Nouveaux Démocrates comme une femme entendant respecter ses principes dans le monde sans pitié de la politique, et de ne jamais se compromettre pour son intérêt personnel, Borgen le pouvoir et la gloire nous rappelle cette vieille leçon apprise des athéniens : le pouvoir transforme et corrompt. Tôt ou tard.
Certes aucune valise de billets ne transitera entre les mains de la ministre des Affaires Etrangères, quand bien même ceci est à la mode dernièrementComme quoi : le vintage est à la mode, y compris dans les délits en col blanc !. Mais c’est encore pire : Birgitte se trahit et sacrifie ses proches à ses ambitions personnelles et son maintien en poste.
La parole n’a plus de valeur quand la survie est en jeu. Le jeu politique ne devient alors qu’une entreprise cynique pour se maintenir le plus longtemps possible. Vert un jour et noir le lendemain. Opposante à tout projet d’extraction pétrolière un matin, partisane du projet le lendemain. Tout est bon à prendre quand on joue sa tête et que la Première Ministre n’entend pas voler à votre secours. Celle qui a tant souffert des agissements de Laugesen et des rumeurs colportées par son tabloïd s’en remet alors à ce dernier comme conseiller en communication de l’ombre. Il faut un homme qui soit capable de tout quand la fuite en avant est devenue votre stratégie.
Si la résolution de la saison apporte une solution un peu tirée par les cheveux et facile, ce que l’on peut reprocher au regard du reste de l’écriture, Adam Price approfondit finalement le sillon qu’il avait commencé à creuser il y a dix ans. La politique peut vous amener à perdre ce que vous avez de plus cher, y compris vous-même.
La passe de quatre ?
Revenir avec une série, dix ans après, est un pari rarement réussi. Pour autant, et même si l’on peut noter quelques défauts et un effet de surprise absent cette fois, le retour de Borgen est une franche réussite. L’arrivée de Netflix et de ses subsides se ressent nettement dans la réalisation mais également dans le scénario, standardisé dans ses codes et un peu moins scandinave dans l’approche. Mais Price a su conserver l’âme de son programme et l’exprimer une nouvelle fois. L’on peut même imaginer une exploitation pédagogique en HGGSP autour des thématiques sur l’environnement ou Histoire et mémoires.
Une passe de quatre plus poussif, mais la barre est passée !
Bref, replongez-vous dans Borgen !