Bernard Andrieux dans l’entretien qui est proposé en complément de son film, raconte son parcours, qui n’est pas celui d’un historien, mais d’un cueilleur de mémoire. Les hasards de la vie, les souvenirs qu’il a pu avoir de ce que l’on appelait alors les événements d’Algérie, la découverte des usages du numérique et la volonté de conserver des souvenirs de famille au départ, l’ont conduit à envisager de rassembler ces témoignages, « chroniques de vie », qui méritent assurément d’être conservés, à la fois pour l’histoire, mais aussi pour porter la mémoire de ces destins qui se sont heurtés il y a plus d’un demi-siècle.
Si l’on recherche un support pour travailler sur « les mémoires de la guerre d’Algérie », indépendamment de toute volonté partisane ou polémique, et chacun connaît l’origine de ces « scories », la réalisation de Bernard Andrieux peut être d’un grand secours.
Les 54 témoignages recueillis sont présentés en suivant un plan chronologique, de 1954 à 1962, avec une date butoir, celle de la fête de l’indépendance du 5 juillet 1962. Ce choix prête déjà à polémique, puisque dans le film, ce qui se passe à Oran, à savoir les violences d’éléments armés de l’armée de libérations nationales contre les Européens ne sont pas évoquées.
À ce propos, il est bon, pour clarifier le débat de citer l’un des rédacteurs de la Cliothèque, Guillaume Lévêque, à propos de l’ouvrage de Guy Pervillé,: Oran, 5 juillet 1962. Leçon d’histoire sur un massacre. Éditions Vendémiaire, 2014, 315 p. « Cet épisode tragique, qui accélère et amplifie fortement la fuite massive des pieds-noirs vers la métropole, demeure un sujet sensible et controversé. Drame fondateur de la mémoire d’exode des pieds-noirs, le massacre d’Oran a en revanche été escamoté par les Algériens et est resté méconnu ou indifférent du côté français. Manipulé avec circonspection par les historiens, il a malgré tout donné lieu à d’amples spéculations historiographiques. Le champ des interprétations est d’autant plus large que le périmètre des certitudes est incertain. Côté algérien, le manque de pièces d’archives fiables est criant. Inaccessibles ou inexistantes, elles ne permettent pas de consolider ou d’invalider les éclairages partiels permis par l’ouverture récente des archives françaises. L’essentiel des sources disponibles s’est donc longtemps réduit à la presse de l’époque et à des témoignages chargés d’affect, de rumeurs invérifiables, de réquisitoires sans nuances et de plaidoyers divergents. Dans ce vide de l’histoire, la parole partisane des factions protagonistes a donc pu imposer la tonalité, soit passionnelle soit absolutoire, du discours des mémoires. Luttant pour obtenir la reconnaissance de ce qu’elle considère comme un crime occulté, celle des pieds-noirs est la plus radicale dans ses affirmations. »
http://clio-cr.clionautes.org/oran-5-juillet-1962-lecon-d-histoire-sur-un-massacre.html#.VRqzbuGreVA
De la même façon, et à cet égard je m’attends à quelques réactions à propos de cette critique, on peut se demander pourquoi les événements de la rue d’Isly, du 26 mars 1962, ne sont pas évoqués. Ce jour-là, pour des raisons qui sont encore sujettes à débat, des unités de l’armée française ouvrent le feu contre une manifestation d’Européens d’Algérie. (À propos de la fusillade de la rue d’Isly, le témoignage de
Robert Saucourt; ex-OAS figure dans le film mais en raison de sa longueur, il
m’était difficile de l’intégrer dans le montage pour des raisons de durée. Il figurera dans son intégralité dans le livre en préparation.)
Cet épisode dramatique qui a lieu quelques jours après les accords d’Évian du 19 mars 1962 est encore très largement utilisé par les cercles algérianistes qui condamnent régulièrement le choix de cette date en la qualifiant de « jour de la honte ».
Il n’est pas question ici d’exprimer une quelconque « vérité » à propos de la guerre d’Algérie, mais simplement de montrer comment les mémoires concurrentes peuvent s’affronter, parfois pour des raisons qui n’ont rien à voir avec l’histoire !
Le travail de Bernard Andrieux n’a pas de prétention particulière à raconter la guerre d’Algérie, mais simplement de croiser des témoignages, montrer la diversité des points de vue et des approches. De ce point de vue, il y a incontestablement chez le réalisateur une volonté de montrer les différentes facettes de ce conflit. Dans le bonus du DVD, Bernard Andrieux raconte comment il a pu retrouver ces témoignages, par un simple réseau d’amis, et d’amis d’amis, de relations qui doivent beaucoup au hasard. L’ensemble est évidemment relié par un fil chronologique, et des documents d’archives, essentiellement issus de l’institut national de l’audiovisuel. Il s’agit de ces films d’actualité qui était projetée dans les salles de cinéma et qui faisaient la synthèse des événements de la semaine.
Une contextualisation à partir des archives filmées
Bien entendu, il faut en tenir compte au moment de l’utilisation car le point de vue qui est ainsi présentée est bien celui des autorités françaises de l’époque. Les témoignages sont l’objet d’un montage soigné qui permet à la fois d’éviter le monologue et les digressions mais qui permet de conserver la cohérence du propos. Les témoins ne sont pas des « grands acteurs » de ces événements, mais peut-être des obscurs et des sans-grade, des femmes et des hommes qui ont eu leur destin en bascule au moment où se forgeait cette multitude de drames collectifs et individuels qui sont le lot de toutes les guerres.
On appréciera particulièrement les témoignages de ces appelés, mobilisés à partir du vote des pouvoirs spéciaux à Guy Mollet en 1956. Lâchés dans le bled, avec une préparation militaire sommaire et un équipement des surplus de l’armée américaine de la seconde guerre mondiale, ces appelés ont pu payer un lourd tribut à cette guerre qui ne disait pas son nom. Il suffit de penser à l’embuscade de Palestro, à ces corps mutilés qu’il a fallu ramener.
La guerre d’Algérie montrait alors son vrai visage, cruelle, inhumaine et permettant alors de justifier les pires dérives.
Il ne s’agit pas ici de raconter la guerre d’Algérie dans son intégralité, mais il convient tout de même d’en marquer au moins les trois temps forts. Entre 1954 et 1956, la guerre d’Algérie est d’abord l’affaire d’une armée de métiers dont les élites viennent de subir une lourde défaite en Indochine. Les cadres présents sur place sont loin d’être les meilleurs et les plus clairvoyants. La guerre d’Algérie relève de ce que l’on appelle encore pudiquement le maintien de l’ordre intérieur. À partir d’août 1955 dans le Constantinois, à Philippeville, cette guerre change de nature. La violence aveugle devient un moyen de gérer une situation politico-militaire qui apparaît alors comme inextricable, et de part et d’autre la spirale de la sauvagerie s’installe. Le choix opéré par le front de libération nationale de créer une situation irréversible avec le choix du terrorisme urbain pendant la bataille d’Alger, bataille gagnée en octobre 1957 au prix fort de l’utilisation de la torture par les services spéciaux du général Aussaresses, constitue une nouvelle étape dans cette montée aux extrêmes.
La vraie guerre
L’instabilité politique en France, la lassitude de la population métropolitaine face à une guerre qui mobilise au final plus de 1,5 millions de soldats est à l’origine de l’effondrement de la quatrième République. L’arrivée du général De Gaulle, loin de signifier l’ouverture de négociations, marque le véritable début de la guerre de contre insurrection, celle qui a été menée à partir des opérations « jumelles », balayant le territoire de l’Ouest vers l’Est, asphyxiant les Wilayas du FLN, et au final permettant, il ne faut pas l’oublier, une victoire militaire. C’est le récit que les différents témoins, harkis, appelés du contingent, militaires de carrière comme Jacques Allaire, restituent. Les combattants du FLN subissent effectivement une forte pression militaire, notamment avec les commandos de chasse constituée dans ce cadre.
Du côté des Européens d’Algérie, on trouve aussi bien le témoignage de Hilda dont la mère apporte à boire et à manger au jeune Ali, camarade de jeu de ses enfants, passé à l’insurrection et arrêté quelque mois plus tard. Mais on y trouve aussi celui de ses partisans de l’organisation armée secrète, y compris ce jeune homme de 18 ans qui se retrouve tout en haut du siège du gouvernement général d’Alger, le 13 mai 1958. Ce sont aussi ces témoins de la semaine des barricades, ces jeunes gens enthousiastes qui voient leur espoir renaître en avril 1961 lors de putsch des généraux. Mais on trouve aussi ceux qui regrettent la décision du général Challe de ne pas faire appel à la population européenne d’Algérie pour participer au putsch, décision qui aurait sans doute conduit à un affrontement sanglant et peut-être à la guerre civile.
Mais comment interpréter aussi le témoignage de cette jeune filles de 15 ans à l’époque, qui fut ensuite présidente d’une commune de 45 000 habitants, poseuse de bombes à Duperré qui avoue encore aujourd’hui que cela l’a rendu inhumaine ?
Comment interpréter aussi la réaction de ce Harki, Serge Carel, pour qui combattre la France était tout simplement inconcevable, et qui une fois arrêté par le FLN se retrouve dans la pièce où l’on a conservé le matériel de torture utilisé par les services de l’armée française ?
Les utilisations pédagogiques de ce document sont évidemment multiples, et il serait question de la réalisation d’un support spécifique pour un usage en classe. Mais d’ores et déjà, et en attendant cette sortie il est tout à fait possible, avec un minutage de différentes séquences de travailler sur les mémoires croisés, de montrer comment certains événements créent un effet de bascule chez les individus ordinaires, pas forcément de grands acteurs de l’histoire, mais simplement des femmes et des hommes encore très proches de nous.
Dans les affrontements mémoriels, et même si certains s’y complaisent, il faut toujours revenir à l’histoire et montrer que, si la mémoire en fait partie, elle ne peut s’y limiter. L’histoire n’est pas la commémoration, elle est méthode scientifique d’analyse d’une matière humaine, individuelle et collective, et la guerre d’Algérie, son histoire et ses histoires, la somme de ses mémoires y participe.
Bernard Andrieux fait incontestablement œuvre utile dans ce cas d’espèce, nous pouvons fortement encourager et soutenir la distribution et la diffusion de ce film. Au moment où les rendez-vous de l’histoire de Blois qui se préparent traiteront « les empires », il ne sera peut-être pas inutile de montrer comment des témoins ont vécu la fin d’une partie de cet empire colonial dont l’Algérie était sans doute le plus beau des fleurons.