La ville et le cinéma, comme une évidence. Depuis 2007 plus de la moitié de la population mondiale est urbaineVoir Jacques Véron, La moitié de la population mondiale vit en ville. Le processus se poursuit et si les évolutions climatiques ou géopolitiques pourraient bien nous mener vers Fury Road, la trajectoire actuelle ressemble aussi au développement futur de Trantor.
Foundation, Apple TV+, depuis 2021
«Le cinéma est né de la ville, dans la ville. Depuis, leur destin est intimement lié. Témoin des évolutions urbaines, le cinéma amène le spectateur à porter un nouveau regard et à s’interroger sur son environnement. Le cinématographe fictionne la ville, la magnifie ou, au contraire, la rend inquiétante et rend compte de ses évolutions, de ses transformations…»Voir Hervé Bougon et Aldo Bearzatto, La ville au cinéma #1, rétrospective organisée par l’ADRC et la Fédération Nationale des Conseils d’Architecture, d’Urbanisme et de l’Environnement (FNCAUE), 2019 .
Le cinéma n’a pas été le seul à s’intéresser à la ville, la littérature aussi s’est de longue date emparée du sujet, comme je le signalais déjà il y a quelques temps, dans un texte destiné à promouvoir l’exploitation dans nos enseignements de la science-fiction avec des élèves Questionner la Science Fiction dans l’enseignement, juillet 2019, cliogeek.
La 27è édition des Rendez-vous de l’Histoire de Blois mettent à l’honneur la Ville et l’occasion était trop belle pour ne pas proposer quelques réflexions à propos de cet espace de cinéma, qui en est aussi bien souvent un acteur central.
L’évolution du cinéma au prisme de la ville
L’architecture et le cadrage revisitent la ville
L’architecture urbaine est un élément-clé du cinéma dès les premiers films. C’est un moyen pour le spectateur de trouver des repères connus alors que s’accélère la Révolution Industrielle et, avec elle, de profondes mutations sociales, mais aussi architecturales. Le cinéma peut ainsi inscrire la ville dans le passé. Faire revivre les splendeurs passées (Cabiria – 1914, Giovanni PastroneFilm complet sur Youtube : https://www.youtube.com/watch?v=gOWicOwtHa8), témoigner des évolutions récentes (gratte-ciels de New York dans King Kong de 1933 de Merian C. Cooper et Ernest B. Schoedsack) ou futures (Metropolis de Fritz Lang 1927).
Metropolis, Fritz Lang, 1927
King Kong, Merian C. Cooper, Ernest B. Schoedsack, 1933
L’architecture au cinéma est ancrée dans le réel et c’est ainsi un moyen efficace pour fixer l’intrigue et/ou guider le spectateur. Tour Eiffel, Chrysler building ou Empire State Building à eux seuls constituent des repères évidents.
The Avengers, 2012, le Chrysler Building, terrain de jeu pour Thor
Dans le cadre d’une ville antique, on peut faire appel aux historiens pour reconstituer le passé (Troie avec W.Petersen en 2004, R.Scott avec Rome dans Gladiator en 2000 et 2024, A.Amenabar avec Alexandrie dans Agora en 2009) ou partir d’un fond commun lié aux fantasmes de l’Égypte des Pharaons (R.Scott, Exodus Gods and Kings – 2014).
Troie renaissant de ses cendres
Gladiator et Ridley Scott, ou la Rome éternelle
Agora, l’occasion rêvée de retrouver Alexandrie du temps de sa splendeur antique
Exodus Gods and Kings, ou l’Égypte antique fantasmée au cinéma
Pour inventer une ville en sciences fiction, de nombreux éléments connus peuvent être placés. Ils sont agrandis, magnifiés, mais constituent autant de repère familiers, à l’image des rues très new-yorkaises du 5è élément de Luc Besson en 1997.
La ville vertigineuse et presque intemporelle du 5è élément chez Luc Besson
L’architecture participe aussi pleinement au travail de cadrage du cinéaste
=> les formes géométriques de la ville, comme les toits, les murs et les rues, font que le cadre joue un rôle très important dans la représentation de la ville au cinéma.
=> le cadrage peut se faire en fonction de la symétrie des rues et des immeubles. Ce sont alors deux villes différentes que nous pouvons voir à travers la caméra.
=> il est enfin possible de donner une impression de ville gigantesque en exploitant la vue en panoramique.
Éclairer, filmer et détruire la ville
Techniquement, dans les premiers temps du cinéma, il était quasiment impossible de filmer en ville du fait de la faible capacité des pellicules à capter la lumière (ISO 12 ou ISO 15). En conséquence, on préférait les studios, ce qui générait aussi des quartiers dédiés (Cinecitta en Italie dans les années 1950, MGM à Hollywood dans les années 1920 et surtout les plus anciens fondés en 1912, les studios de Babelsberg situés dans le quartier de Babelsberg à Potsdam dans la banlieue sud-ouest de Berlin).
Babylon de Damien Chazelle (2022) ou l’ode au cinéma des années 20, et sa quête perpétuelle de lumière
Entre 1960 et 1990, les pellicules argentiques passent de 50 à 500 asa. La lumière apportée est alors moindre. De plus, l’invention de nouveaux objectifs qui laissent mieux passer la lumière font aussi que l’intensité lumineuse nécessaire a diminué. En parallèle, la ville a évolué. La nuit, elle est totalement lumineuse du fait de l’abondance de lumières des intérieurs, de l’éclairage public et des enseignes de boutique. La nuit n’existe plus dans la ville et il est devenu compliqué de pouvoir voir le ciel et les étoiles en milieu urbain.
Intro de Drive de Nicolas Winding Refn, 2011, illustration parfaite d’une vie nocturne toujours éclairée
Jusqu’en 1970, les contraintes techniques s’imposaient au cinéma, la lumière déterminant les modalités de filmer la ville. Les villes illuminées ont permis aux cinéastes de jouer avec les couleurs et de travailler verticalement la profondeur de champ.
La révolution numérique a marqué une nouvelle étape : la lumière n’est plus une contrainte. Mieux, le numérique permet de créer à moindre frais des villes exhumées du passé ou de l’imaginaire et, fait souvent jouissif pour le cinéaste et le spectateur, de la raser à grands coups de catastrophes apocalyptiques. Depuis son arrivée dans le cinéma, le numérique est exploité essentiellement par l’élite financière comme Hollywood. Pour en mettre plein la vue au spectateur, la ville était donc l’endroit parfait afin d’exploiter au mieux cette technologie.
Il y a plusieurs styles de villes numériques
Les villes existantes sont modélisées à l’identique afin de mieux les détruire. On retrouve cette approche dans de nombreuses productions hollywoodiennes. Le reboot de Godzilla (et de son compagnon de route, King Kong) a été l’occasion de voir la créature faire de San Francisco ou de Hong Kong des terrains d’expression de sa furie destructrice.
Adieu le Golden Bridge, Godzilla, 2014
Hong Kong comme terrain de jeu, Godzilla vs Kong, 2021
Hollywood n’a pas été en reste. Takashi Yamazaki, en décembre dernier, dans un vibrant hommage au travail de Ishirō Honda, a superbement remis Godzilla au cœur d’un Tokyo qui se relève à peine des affres de la Seconde guerre mondiale. Une réussite du genre et une mise en avant de la ville au service de la mémoire collective.
Comme cité plus tôt, les villes mythiques ou disparues peuvent enfin renaître de façon spectaculaire. Débarrassés des contraintes des studios comme ce fut le cas pour le tournage de Cabiria, les cinéastes peuvent utiliser le numérique afin de redonner vie à des villes ayant été détruites ou l’apparence qu’elles avaient selon les travaux des historiens et archéologues. Ceci se retrouve d’ailleurs dans les séries TV qui disposent de plus en plus de moyens, grâce au développement des plateformes de streaming. La reconstitution de Kyoto, pour la série Shogun (Rachel Kondo, Justin Marks, Disney+, 2024) en est un bel exemple.
Les villes sont parfois inventées de toutes pièces. Ce procédé se retrouve dans la science-fiction principalement, mais aussi dans la Fantasy. La ville des machines dans Matrix révolution de Andy et Larry Wachowski en 2002 par exemple, ou Minas Tirith dans la trilogie consacrée Seigneur des Anneaux de Peter Jackson. Les bases posées par ce dernier, s’appuyant sur John Howe, ont été reprises dans l’adaptation en série télévisée Les anneaux de pouvoir, pour le compte d’Amazon.
Matrix ou la ville des machines dans un montage reprenant la bande son de Interstellar de Nolan
La découverte de la fantastique Minas Tirith dans la Communauté de l’anneau, en 2001
Saison 2 à partir du 29 août 2024 sur Prime Vidéo
À noter ici l’influence très claire de la littérature avec par exemple pour Matrix et le style urbain Cyber-Punk le roman Neuromancien de William Gibson écrit en 1984. Les codes visuels de ces villes peuvent être très puissants ; c’est le cas de Blade Runner qui a imposé une esthétique sombre de la ville, que l’on retrouve par exemple dans le dernier remake de Ghost in The Shell de Rupert Sanders adapté du manga de Masamune Shirow.
Blade Runner, le chef d’oeuvre du genre
Très souvent préférer l’original …
Cette esthétique n’est en rien un carcan : la ville de Luc Besson dans Le 5è élément est très colorée et lumineuse. Quant aux villes de Fantasy, elles reprennent pour l’essentiel les canons médiévaux : donjons, remparts, rues étriquées. Une série comme Game of Thrones a pleinement contribué à nourrir ces imaginaires, en s’appuyant à la fois sur des villes réelles et l’aide du numérique pour nous faire vivre l’univers de Georges R.R.Martin.
Dubrovnik et Port-Réal
Le numérique permet à moindre coût de libérer les créateurs dans leurs quêtes les plus fantaisistes. Accompagnant le cinéma, ces révolutions nous ont permis de voir la ville du passé comme du futur autrement.
La ville comme lieu des dialectiques passées, contemporaines et futures
La ville et la criseVoir L’évolution de la banlieue française au grand écran
Dans les années 1980, la ville cristallise progressivement les tensions de la crise dans les banlieues. Alors que dans les années 1960, la banlieue évoquait le plaisir du weekend et de la nature avec par exemple Mon oncle de Jacques Tati.
Mais, déjà, il est possible au coeur des Trente Glorieuses de percevoir une critique du béton, des ruines et des terrains vagues de la banlieue parisienne dans Deux ou trois choses que je sais d’elle de Jean Luc Godard (1966), qui dépeint la tristesse de cette banlieue, la « cruauté du néocapitalisme » dit la bande son, et la prostitution occasionnelle.
Cependant, c’est bien après les chocs pétroliers puis l’élection de François Mitterrand que la banlieue devient un lieu majeur de la crise au cinéma. De bruit et de fureur de Jean-Claude Brisseau, 1988 et l’adolescence violente d’un jeune en échec scolaire qui se retrouve à dealer à Bagnolet, en Seine Saint Denis. Cette oeuvre est nettement plus accessible que le travail de Godard avec des élèves et, à titre personnelle, bien plus intéressante.
Plus tard, Ma 6T va crack-er de Jean François Richet en 1997, puis Petits frères de Jacques Doillon en 1999, offrent l’occasion de traiter des violences sociales, verbales et physiques de ces banlieues délaissées. Le Yamakasi de Ariel Zeitoun, 2001, offre au spectateur une image binaire de jeunes banlieusards sympas obligés de se débrouiller seuls, tels des samouraï valeureux, face à des médecins de centre-ville nécessairement riches et mauvais. Banlieue 13 de Pierre Morel, 2004, poursuit dans cette veine : une banlieue zone de non droit, terrain de jeu de gangs où l’État n’a plus droit de cité.
Enfin, c’est La Haine de Mathieu Kassovitz qui, dès 1995, marque d’une pierre blanche ce genre, faisant le la banlieue le théâtre tragique d’une poussée de fièvre inéluctable.
Le spectateur est ici embarqué au coeur d’une intrigue violente, mettant en scène la mort d’un jeune des quartiers qui se transforme en émeute anti-policière. Le langage est cru, le noir et blanc stylisé, la banlieue filmée en miroir d’une ville centrale, Paris, nécessairement pleine de bourgeois enfermés dans leurs réussites matérielles et intellectuelles. Le trio du noir, de l’arabe et du juif, trouvera un écho plus positif en 1998 avec la France Black Blanc Beur.
Ces films posent les bases d’une vision très noire et pessimiste de la banlieue, lieu de crise, lieu de tension, zone de non droit, autre France qui n’est plus la République. Le lien avec le Rap de l’époque est évident et doit être souligné, chacun se nourrissant de l’autre avec, en toile de fond, les références hollywoodiennes (Taxi Driver – Martin Scorcese 1976 //Scarface – Brian de Palma 1983) ou les films militants tels Do the right thing de Spike Lee, 1988.
La ville et criminalité sur les petits écrans
Dans un autre registre, deux villes sont au cœur de ces problématiques de violence et de contestation sociale. C’est ici la question de la mafia, qui se confond avec Naples ou Rome. Dans le cas de la série Gomorra, Roberto Saviano fait de la famille Savastano, des quartiers de Scampia et Secondigliano, des excroissances sombres de la ville de Naples. Cette dernière se confond avec ces quartiers et les divers protagonistes pour ne faire qu’une entité violente et sombre.
Le cas de Rome est assez similaire à travers la série Suburra, adaptation du film et du roman éponymes par Daniele Cesarano et Barbara Petronio. Rome est au cœur des luttes entre mafieux, politiques véreux et religieux. C’est que Rome, c’est aussi le Vatican… Quartiers, immeubles cossus ou pauvres, monastères des environs, front de mer, la Ville, tentaculaire semble regarder avec amusement ces êtres qui se déchirent.
La ville représente bien souvent le lieu de l’insécurité. La ville n’est-elle point le repère mal famé de Jack l’Éventreur ou du Docteur Petiot ? Ces images poursuivent la mise en avant d’une ville que l’on associe assez vite aux ghettos, à la violence et aux trafics en tous genres, une forme de désordre teinté de fascination. C’est l’occasion de découvrir de nouveaux horizons, à l’image de la méconnue Helsinki dans Deadwind de Rike Jokela (2020).
La ville est également très souvent associée au vice. Elle est le lieu de toutes les expériences. Les grandes villes sont connues depuis le Moyen Âge pour être des lieux de tentation, de prostitutionVoir Solène Minier, Les prostituées médiévales sur Nonfiction.fr. Il faut par exemple rappeler que jusqu’à 1946 les maisons closes sont nombreuses à Paris.Yorgos Lanthimos nous a offert, il y a quelques mois, un voyage délitant et fascinant dans ces villes fantasmées, de Londres à Paris, en passant par Lisbonne et Alexandrie, avec comme compagnons de route Bella, créature désireuse de (re)découvrir la vie. Visuellement, le résultat est éblouissant et l’expérience réellement aussi fascinante que dérangeante.
La ville et le cinéaste
Plusieurs cinéastes ont fait de la ville non seulement un lieu, mais aussi une grille de lecture de la société, voire un personnage à part entière. Voyons comment Woody Allen (Manhattan 1979) et Fellini appréhendent leur relation à la ville.
Woody Allen : faire de la ville une actrice, le coeur du film
Plus que de poser une intrigue, il s’agit surtout de poser la ville comme cadre et coeur du film : succession de plans courts pour illustrer la hauteur, l’agitation restant hors champ dans un premier temps avant de prendre vie avec voitures, passants, restaurants de Manhattan. On reste focalisé sur la lumière (photographie, Noir et Blanc, néons du titre Manhattan, changements saisonniers).
« L’actrice » vit et évolue dans le temps : au détour d’un plan, Manhattan se retrouve couverte d’un manteau de neige. Très vite ses rues luisent sous une lumière estivale. Le temps passe, la ville le traverse et vit.
Woody Allen insiste aussi sur Sa New York : les quartiers aisés de l’Upper East Side et de la Cinquième Avenue, ses grands magasins, ses belles femmes et les ouvriers qui les regardent passer avec envie, la mise en avant du côté cosmopolite (une épicerie, une affiche publicitaire dont le message est écrit en espagnol). La dimension culturelle n’est pas oubliée, à l’image du Guggenheim, dont on admire les galeries en spirale et les toiles contemporaines, de Broadway, de Madison Avenue aux enseignes publicitaires monumentales, de l’Avenue of the Americas et son mythique Radio City Music Hall.
Woody Allen dira plus tard :
« Je voulais montrer la ville telle que je la perçois ».
« Manhattan est un hymne à New York, à sa beauté décadente, à son cosmopolitisme et au cadre de vie incomparable qu’offre cette ville aux mieux lotis. Le simple choix du noir et blanc met en évidence un penchant affirmé du réalisateur pour la métropole à laquelle il dédie le film, baptisé d’après l’un de ses districts, celui auquel il est le plus attaché – bien qu’il ait passé son enfance dans le quartier plus populaire de Brooklyn » Voir La ville dans ses représentations cinématographiques, Juliette Nuti, Université Paul Cézanne, Aix-Marseille III, 2011
Fellini : la ville n’est pas le sujet, mais elle est omniprésente
Dolce Vita – 1960 : tout tourne autour de Mastrioanni MAIS Rome est omniprésente : exemple, la statue du Christ transportée en hélicoptère au-dessus des toits de la ville dans l’incipit, ou la baignade d’Anita Ekberg dans la fontaine de Trevi. Ici, l’approche « carte postale » l’emporte.
Dans Fellini Roma – 1972, la synthèse de l’Urbs est totale : religion qui se met en scène, les comportements populaires // avec le temps qui passe et se fige à Rome Ville Éternelle (construction du métro et découverte ici d’ossements de mammouth, là de vestiges d’une maison romaine avec ses fresques qui petit à petit se délitent).
Rome est incarnée par des figures emblématiques : ses prostituées, ses ouvriers, ses petites gens. Rome se nucléarise dans les acteurs pour faire un tout.
Le cinéma des enjeux multiples pour les villes
Une industrie au service de la ville
Pour une ville comme Los Angeles, il semble clair que le cinéma est capital. Hollywood est une industrie générant des richesses dont la ville profite directement ou indirectement quant à sa notoriété internationale. Mais le cas est loin d’être exclusif. La ville de Mumbai en Inde répond aux mêmes logiques avec Bollywood, véritable ville dans la ville. Dans cette cité, la synthèse ville cinéma est telle que l’on retrouve des éléments des films d‘anticipation critiquant les villes à venir : les riches vivent perchés dans des tours, les pauvres s’entassent dans des bidonvilles surchargés. C’est le spectacle terrible offert par Dharavi, l’un des plus grands bidonvilles du monde, apparaissant dans le film de Danny Boyle, Slumdog Millionaire (2008).
Il est à noter que Bollywood n’est plus seule ; Tollywood et Kollywood vient désormais directement concurrencer la capitale du cinéma Hindi.
Plus proche de nous, le cinéma est devenu un enjeu économique en termes d’image. Apparaître dans un film équivaut à une campagne de publicité. Comme lieu de tournage, la ville peut profiter de retombées plus directes : séjour des équipes de tournage et des comédiens dans la ville, emplois d’intermittents créés pour l’occasion. Plusieurs villes ont développé des stratégies de développement cinématographique afin de créer des filières industrielles du film, à l’image d’Aix-en-Provence et de ses studioshttp://www.provence-studios.com/sitewp/ ou via les études par exemple à Lillehttps://imacsite.net/lille/. On songera également à la cité du Cinéma de Luc Besson à Saint Denishttp://lesstudiosdeparis.com/.
Si Paris concentre toujours l’essentiel des tournages du fait de sa notoriété et de ses symboles (quitte à détruire la France, il est plus marquant que le météorite ou l’attaque extraterrestre prenne pour cible la Tour Eiffel …), certaines villes profitent d’une œuvre pour sortir de l’anonymat relatif. Ainsi, Bienvenue chez les Ch’tis de Dany Boon (2008) a-t-il permis à Bergues d’être connue et à la ville de développer une forme de tourisme opportuniste.
Bien entendu, pour citer à nouveau la série Game of Thrones, les lieux de tournage sont devenus des lieux de pèlerinage pour les fans, ce qui nourrit une véritable industrie touristique.
Le cas des festivals est aussi important : celui du film américain à Deauville, du film fantastique à Avoriaz jusque 1993, remplacé par celui de Festival international du film fantastique de Gérardmer, et bien entendu le plus célèbre de tous, celui de Cannes. Autant de villes qui vivent par le cinéma, devenant même le centre de toutes les attentions culturelles, parfois au niveau mondial, le temps d’une quinzaine.
Paris : mise en perspective d’une capitale historique du Cinéma
Paris est indissociable du cinéma de par son histoire et son décor. Ainsi, suite aux Frères Lumières qui mettent à Paris la technique au point, on pourra citer le cinéma des premiers temps, celui des tentes et des fêtes foraines parisiennes. La première projection cinématographique publique a été réalisée à Paris, le 28 décembre 1895, par Antoine Lumière. C’est également dans la capitale que Georges Méliès (1861-1938) invente « l’art du cinéma ». Dans cette droite ligne, Léon Gaumont, en 1895, se lance dans l’aventure du cinématographe avant d’ouvrir un premier atelier aux Buttes Chaumont en 1897. De son côté, Charles Pathé inaugure à la même époque ses studios de cinéma, à Joinville-le-Pont et à Montreuil.
Paris est aussi une ville aimée des cinéastes et un décor de prédilection quelques que soient les époques. Qu’ils s’agissent de Marcel Carné (1938 – Hôtel du Nord ; 1945 – Les enfants du Paradis), de Claude Autant-Lara (1956 – La Traversée de Paris), de Louis Malle (1958 – Ascenseur pour l’échafaud ; 1960 – Zazie dans le métro), de Jean-Luc Godard (1960 – À bout de souffle) les exemples sont légions. Ainsi en 1965 Paris vu par… ,Jean Douchet, Jean Rouch, Jean-Daniel Pollet, Éric Rohmer, Jean-Luc Godard et Claude Chabrol offrent chacun leur vision de la capitale, offrant à la « Nouvelle vague » ses lettres d’or de courant cinématographique majeur de l’histoire du cinéma.
Depuis la veine ne s’est pas tarie, à l’image du succès du Fabuleux destin Amélie Poulain de Jean-Pierre Jeunet (2001) ou du vibrant hommage de Woody Allen qui, en 2011, signe Minuit à Paris.
Plus récemment, c’est la série à succès Emily in Paris qui entretient une flamme majeure … dans le sillage des jeux olympiques de l’été 2024.
La ville, lieu de pouvoirs
Paris Police 1900 de Frédéric Balekdjian, Fabien Nury et pour la réalisation Julien Despaux (2021, Canal Plus), place au cœur des intrigues policières et politiques Paris comme réceptacle de pouvoir, espace de décision et de convoitises.
C’est une approche classique ; reprise du nom de la ville dans le titre, exploitation des technologies du numérique pour faire revivre le passé, relecture d’une ville lumière, belle, attirant les touristes, pour en dépeindre un passé plus sulfureux et crasseux. C’est le cas ici au début du siècle pour Paris, mais on pourrait aussi citer Birmingham ou Londres dans les Peaky Blinders (Steven Knight, 6 saisons entre 2013-2022), ou encore Berlin dans Babylon Berlin (Tom Tykwer, Achim von Borries et Hendrik Handloegten, 4 saisons depuis 2017).
Ces villes, superbement reconstituées, vont des tréfonds crasseux jusqu’aux ors du pouvoir. Le pouvoir est une question centrale explorée par de nombreuses œuvres. La ville est alors réduite à quelques bâtiments emblématiques, quelques couloirs ou quelques rues. C’est toute l’approche du Baron Noir Kad Merad, qui cumule les allers-retours entre Dunkerque et Paris, ou encore de Frank Underwood dans House of Cards. Dans cette dernière, adaptant le roman de Michael Dobbs et la série britannique qui suivit, Beau Willimon offre l’occasion d’explorer Washington, de l’emblématique Maison Blanche, en passant par le Capitole, mais aussi les rares ruelles populaires permettant de faire une pause devant une assiette de ribs.
C’est au cœur de la capitale que le sort du monde semble se jouer, espace de pouvoir résumé à quelques lieux que le spectateur reconnaît au premier coup d’œil. Mais le pouvoir est aussi plus complexe à cerner, plus ambigu. La ville est aussi le lieu de la rumeur, des médias, des basses intrigues. Toutes ces villes transpirent de ces faits. On pourra reprocher des approches trop occidentales. La réalité est bien plus riche. Téhéran de Moshe Zonder (2 saisons, troisième en préparation, la première date de 2020), Fauda de Lior Raz et Avi Issacharoff (5 saisons depuis 2015) offrent des regards originaux, différents et riches de leurs spécificités sur les villes du Proche et Moyen-Orient, leurs ruelles chaudes, un pouvoir qui semble plus diffus, s’engouffrant partout, sous le regard des divers services de renseignement et des drones en quête d’une proie.
Il en est de même avec Tokyo Vice de J. T. Rogers (2 saisons depuis 2022) qui nous plonge au cœur de l’emblématique capitale nippone, bien loin des destructions occasionnées par Godzilla. Le cœur de la ville bat dans ses entrailles, filmées par Michael Mann pour le premier épisode avec une jubilation palpable.
Le pouvoir comme espace, ses pratiques sont ainsi intimement liés à la ville, sublimée et mise en scène aux quatre coins d’un monde interconnecté.
Conclusion
Le sujet est immense et cette modeste contribution est très loin d’avoir fait le tour des richesses proposées par les différents réalisateurs. Dans le cadre des enseignements, ces œuvres permettent d’explorer de nombreuses thématiques en géographie, en HGGSP, et de questionner les mémoires.
Måns Mårlind, créateur et coréalisateur avec Björn Stein des sombres The Bridge et Bron, offre dans The defeated une exploration de Berlin ravagée par la défaite de 1945. La question mémorielle est ici centrale. On pourrait tout à fait la comparer à celle de Paris, capitale héroïsée par René Clément dans Paris Brûle-t-il, ou de Varsovie, capitale martyrisée, comme de Léningrad ou encore l’emblématique Stalingrad. Filmer les ruines, c’est aussi prendre le contrepied total de la capitale sublimée par Babylon Berlin. Le regard sur la capitale allemande est encore différent aujourd’hui, avec ses quartiers turcs, ses banlieues chaudes et ses néonazis dans Dogs of Berlin. Une même ville, mais des mémoires complémentaires. Les points d’entrée sont multiples, infinis. C’est à chacun de s’emparer de ces œuvres mais une chose est claire : ville et cinéma sont intimement, et pour longtemps encore, liées par des liens indéfectibles.
C’est avec impatience que j’attends le dernier film de Francis Ford Coppola. Le maître a choisi, pour un film qu’il présente comme l’oeuvre de sa vie, la ville.
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Pour aller plus loin sur ville et cinéma je suggère :
La ville au cinéma Encyclopédie, Thierry Jousse et Thierry Paquot, Cahiers du cinéma, 2005
Écrire la ville au cinéma, sous la direction de Nicolas Droin et Mélanie Forret, PU Vincennes, 2022
Pour aborder la question de la ville en général :
La cité à travers l’histoire, Lewis Mumford, Agone, 2011 (1964 pour la première édition)
Des ressources exploitables en ligne : https://adrc-asso.org/ressources/la-ville-au-cinema