La fièvre peut-elle s’emparer de la France à partir d’un coup de tête de footballeur ?
Alors que l’été 2006 s’enfonçait dans la torpeur, la finale de la coupe du monde de football en Allemagne voyait une icône perdre ses nerfs et asséner un coup de boule devenu légendaire à un joueur adverse.
Les médias s’étaient emparés du phénomène mais, finalement, le geste n’avait pas provoqué de suites et la France n’avait pas envahi l’Italie championne du monde, pour venger l’honneur de son capitaine. Le point de départ de la série d’Éric Benzekri, écrite avec la collaboration de Laure Chichmanov et Anthony Gizel et réalisée par Ziad Doueiri, propose d’exploiter le filon du coup de boule, mais cette fois-ci en explorant des conséquences bien plus dramatiques pour le pays.
Synopsis
La série tourne autour de la rivalité entre deux femmes, autrefois collègues et amies : Samuelle « Sam » Berger, spin doctor, HPI et Marie Kinsky, stand-uppeuse dont le seule-en-scène populiste de droite titré Marie vous salue, affiche complet chaque soir. De la presse à la télé, en passant par les réseaux sociaux, elles vont se livrer un combat sans merci pour orienter l’opinion publique après le buzz provoqué par Fodé Thiam, footballeur star du Racing, qui a assené un violent coup de tête à son entraîneur, le traitant de « sale toubab » – « Blanc » en wolof – lors de la cérémonie des trophées UNFP.
Le règne des communicants et des réseaux sociaux
De façon limpide le scénario met en avant le pouvoir, fantasmé ou non, des spin doctor, ces magiciens capables de résoudre les crises les plus graves affectant ceux qui peuvent se payer leur service. Comment déterminer ce qui peut/doit être dit, quand, comment, à qui. L’objectif ? Garder la main en temps de crise, créer les conditions pour obtenir le meilleur impact auprès du public.
Samuelle « Sam » Berger (Nina Meurisse) et Marie Kinsky (Ana Girardot), anciennes amies jouent ici les cerveaux de la construction de narratifs censés embarquer les foules. La première, idéaliste, HPI (parce que nous n’avons jamais eu autant de HPI, il faut croire), se veut humaniste. La seconde, de droite, tendance extrême et populiste, est tout aussi douée mais sans scrupule. Les deux femmes prennent la main sur leur patron, sur les hommes gravitant autour d’elles de façon générale, modèlent les discours pour gagner ce qui s’apparente assez vite autant à une gestion de crise qu’une guerre personnelle et bientôt quasi civilisationnelle.
Vous allez faire comme je dis ; vous êtes président de club, les pros de la communication de crise, c’est nous.
Questionner les tensions actuelles ?
Plus que l’histoire du Racing (de Paris), ce club de foot qui devient une coopérative reposant sur ses socios, sorte de Barça ou de Réal parisien, l’aura légendaire en moins, la série plonge en réalité dans les entrailles des tourments qui secouent la société française. Du moins dans une certaine vision des troubles actuels. Un racisme lancinant, accepté, des peurs irrationnelles, un communautarisme revendiqué. Point de crise sociale réelle, point d’éloignement des services de l’État des citoyens, d’hôpital qui se meurt par manque de moyens. Pas plus de réflexion sur ces travailleurs de province devant utiliser leur voiture pour simplement aller travailler, sous le regard inquisiteur de la pompe à essence qui alimenta, en son temps, pour partie, la crise des Gilets Jaunes.
C’est l’une des limites essentielles de la série : très parisienne, ostensiblement tournée vers un microcosme, une élite, elle n’offre en rien une grille de lecture vraiment pertinente de tout ce qui se joue actuellement en France. Cependant tel n’était pas son but et force est de constater qu’elle parvient à toucher certains points nerveux avec acuité.
Le choix de la caricature
Benjamin Biolay propose en François Marens, le président du Racing, un président très sympa, passionné par son club, mais assez peu crédible dans sa capacité à être si gentil et naïf dans ce monde de brutes. Alassane Diong alias Fodé Thiam, le footballeur vedette, est finalement le moins caricatural de tous ; il se veut footballeur avant tout, mais prend conscience de son poids symbolique. Il est nuance dans une période où la nuance est l’acte le plus révolutionnaire, disruptif qui soit, car le moins aisé.
Pour le reste c’est assez clair : tout est grandement exagéré. Les deux héroïnes poussent chacune les curseurs au maximum, avec d’un côté la HPI névrosée qui rêve d’un monde juste, de l’autre la mante religieuse populiste prête à tout pour le pouvoir, l’argent, exister. Cette figure de l’extrême droite est taillée dans la masse, assez grossièrement, mais ce n’est rien comparé à la figure d’extrême gauche. Lou-Adriana Bouziouane offre à son personnage, Kenza Chelbi, tous les artéfacts d’une enragée révolutionnaire 2.0, dans la droite ligne du mouvement révolutionnaire de 1793, tendance hébertiste à certains moments. Radicalité totale, aucune compromission avec le pouvoir, enfin le moins possible, actions et discours spectaculaires, destinés à choquer pour mobiliser. Reste Pascal Terret, l’entraîneur du Racing, joué par Pascal Vannson. Là pour le coup la caricature est totale, mais on y croit. L’entraineur qui ne pense que foot, H24. Rien n’est politique, tout est football. Pressing, profondeur, 442, exploitation des passes dans le dos. Par moment on se demande s’il ne s’agit pas d’un véritable entraineur passionné qui ne sait pas qu’il est dans une série.
Moi j’aime le foot, le foot et sinon … les footballeurs et le subbuteo
Ce tableau est naïf parfois, quand il s’agit de François Marens par exemple, ou de « Sam ». La « méchante » Marie Kinsky est très méchante, sans nuance. Il y a une forme de jubilation que l’on pourrait retrouver chez les acteurs qui, enfin, peuvent jouer un rôle détestable, un peu à la manière de Chris Hemsworth en Dr.Dementus dans le dernier opus de la saga Mad Max, Furiosa.
L’excellente idée : Marie Kinsky excite les foules, les peurs, mais à travers un spectacle engagé ; on a plus l’habitude des artistes de gauche engagés
La palme cependant revient à Kenza Chelbi, indigéniste totale, révolutionnaire absolue. Cette naïveté, ces caricatures sont-elles si éloignées de la réalité ? À bien y réfléchir, pas tant que ça finalement, et ce ne sont pas les derniers événements politiques en cours qui vont infirmer cette analyse.
La fièvre, de la fiction à la réalité
Un footballeur sommé de prendre partie pour défendre une cause politique, morale, sociale
Devenu symbole de la lutte contre le racisme, Fodé devient le centre de la crise politique, cristallisant sur son nom les troubles traversant son pays. Le tout à la veille d’un Euro de football pour l’équipe de France …
Un capitaine de Bleus, un Euro de football, le devoir de prendre position, pour un pays traversé par une crise politique sans précédant.
Une crise politique majeure poussant à renverser la table, entre deux tweets
La fièvre, c’est ce qui secoue la France depuis une semaine maintenant. Inscrite dans le monde alternatif du Baron Noir, la série d’Éric Benzekri semble rattrapée par la réalité. La France se convulse, les associations politiques les plus baroques se nouent, avec un tempo devenu délirant, des séquences complètement folles. On s’enferme dans ses bureaux en prenant en otage son téléphone portable, on investit des personnalités un tantinet controversées, l’ennemi de hier devient le compagnon de route, l’anticapitaliste l’allié du socio-démocrate, les promesses d’un monde merveilleux succèdent aux annonces de l’ouverture des portes infernales, on somme un culturiste devenu célèbre grâce aux réseaux sociaux de prendre partie sous peine d’être voué aux gémonies …
La fiction avait placé la barre assez haut, mais finalement apparait aujourd’hui plutôt sage.
Une dissolution … étonnant non ? Baron Noir, saison 2
Union des gauches irréconciliables … quelle drôle d’idée ! Baron Noir, saison 3
Quand les réseaux sociaux fabriquent l’opinion
Baron Noir et La fièvre appartiennent au même univers et jamais la fiction n’a semblé se rapprocher aussi vite de la réalité. On pourrait même dire que la réalité est encore plus incroyable. Le poids pris par les réseaux sociaux, largement exploités par Marie Kinsky, pour organiser son « 11 septembre du vivre ensemble », nous revient en plein visage.
Alors oui, il ne s’agit que de séries télévisées. Leur connexion à ce que nous traversons n’en demeure pas moins troublante et propice à la réflexion.
Nous sommes clairement à un tournant de notre histoire politique, de la Vè République. La possibilité pour des partis extrémistes d’accéder au pouvoir est réelle, qu’ils soient plus ou moins noyés dans des alliances n’y changeant pas grand-chose. Les discours sont radicaux, les chemins proposés clairement aux opposés à ce que nous connaissons. Chacun est libre de ses choix, nous sommes encore en démocratie. Il importe cependant que tout le monde prenne conscience de ce qui se joue, à court, moyen et long terme. Parfois la fiction peut aider à prendre le recul nécessaire, le temps de la réflexion. Cette France parallèle, plus qu’imaginaire, a peut être des choses à nous apprendre.
Dans quelle mesure ces choix sont réellement éclairés ? Dans quelle mesure la manipulation des émotions peut-elle pousser à des choix de rupture aussi brutaux ? Telles sont certaines des questions posées par La Fièvre et de façon plus globale par la série Baron Noir qui appartient au même univers. Une fois les cartes en mains le choix sera d’autant plus assumé. Après il ne sera plus temps regretter mais de faire avec celles et ceux que nous aurons porté au pouvoir.
L’exploitation pédagogique
Plusieurs extraits peuvent être utilisés. La question d’Overtonhttps://www.liberation.fr/idees-et-debats/opinions/serie-la-fievre-la-fenetre-doverton-comment-louvrir-sans-la-fermer-par-luc-le-vaillant-20240408_N4XZO5BT2RDATCSPOBTGSRTWJQ, la fabrique de l’opinion publique, est bien entendu au cœur de la série. Le poids des figures iconiques dans nos démocraties, ici les sportifs, celui des médias, et le passage de la télévision aux réseaux sociaux, sont des pistes fructueuses. La question de l’argent, de financement, des manipulations étrangères, des ingérences, sont autant de chemins possibles avec des élèves, en spécialité HGGSP (thèmes sur les médias, la démocratie) mais aussi en EMC (programme de terminale sur la démocratie).
Le poids des réseaux sociaux doit être questionné. La Fièvre semble laisser croire que tous les Français sont connectés aux réseaux, ce qui est loin d’être le cas. Mais de nombreuses questions sont néanmoins posées quant à leur toxicité, ce qui rejoint d’ailleurs l’analyse proposée voilà quelques jours Voir Les réseaux sociaux comme espace conflictuel sur Clioprépa. L’instrumentalisation des passions négatives, de la peur, le caractère irrationnel, éruptif des réseaux sont abordés dans cette série sans nuance, mais avec une réelle efficacité.
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Pour aller plus loin :
Interview showrunner
Série « La Fièvre », comment l’extrême droite instrumentalise les réseaux sociaux (France Culture du 12 avril 2024) : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/un-monde-connecte/serie-la-fievre-comment-l-extreme-droite-instrumentalise-les-reseaux-sociaux-1824356