Crimée ou l’art délicat d’aborder un film de propagande dans le feu de l’actualité. L’exercice qui s’annonce a tout pour être compliqué : comment, en pleine crise ukrainienne, avec la montée des tensions laissant possible une invasion par la Russie de sa voisine désireuse de rejoindre l’OTAN, est-il possible de se plonger dans un film de propagande russe, justifiant l’annexion de la Crimée en 2014 ?
J’ai découvert ce film en tombant sur un article de Ouest-France, confirmé par un autre du site Breizh-info.
https://www.breizh-info.com/2017/08/19/75776/crimee-film-conflit-de-2014-point-de-vue-russe/
Dans les deux cas la présentation semble limpide : de la propagande pure et dure. La bande-annonce ne laisse ainsi a priori aucun doute quant à ce que l’on va voir, pour peu que l’on puisse trouver un film non distribué dans nos belles contrées.
La puissante armée russe, un déploiement de matériel digne des meilleures productions hollywoodiennes du type « Le Maître de Guerre », consacré à l’invasion de la Grenade en 1983 par l’Oncle Sam, autant de marqueurs allant dans le sens d’une œuvre ici dédiée à la puissance russe.
« Crimée » est donc un film d’Aleksey Pimanov, sorti dans les salles en 2017. Grâce à un budget conséquent et à des aides directes de l’armée, cette œuvre se propose de donner une vision russe des événements qui ont suivi la révolution de Maïdan de Février 2014, jusqu’à l’annexion en bonne et due forme de la Crimée par Moscou au mois de Mars.
Les joies d’internet font que toute œuvre interdite ou non diffusée ici, peut aisément se trouver ailleurs. Le net regorge de trouvailles permettant de trouver les outils nécessaires et, pour peu que l’on maîtrise un peu l’anglais, l’espagnol ou l’indonésien (il est très intéressant de constater que nombre de productions russes trouvent des sous-titres en indonésien), il est tout à fait possible de voir « Crimée », ou d’autres œuvres d’ailleurs, en VO avec de bons sous-titres. C’est donc bien équipé que je me suis lancé dans le visionnage de ce film, avec pour seul souci d’essayer de comprendre l’autre, ici ce regard russe. Il ne s’agit pas de prendre parti mais bien de nourrir une réflexion géopolitique pour essayer, comme l’a fort justement rappelé Frédéric Pichon, « de se mettre à la place de l’Autre », sans pour autant se prendre pour lui[1].
Crimée, au début fut le passé et l’amour
Contrairement à ce que laisse entrevoir la bande-annonce proposée plus haut, ce film est loin de verser dans l’action basique. Je dirai même que cette dernière est finalement secondaire, servant tout juste d’arrière-plan, au profit d’une romance entre une jeune ukrainienne, Alyona (Evgeniya Lapova) et un jeune russe, Sasha (Roman Kurtsyn), vivant pour sa part à Sébastopol. Pour rappel, en 2014 le port était alors loué par la Russie pour sa flotte de la Mer Noire, contrat prévu jusqu’en 2042.
Leur rencontre se fait dans un lieu symbolique pour la mémoire de la Crimée et, plus généralement de l’Ukraine, mais aussi de la Russie. Là, sur les hauteurs de la région de Bakhchisaray, à proximité de Mangupa, des images magnifiques posent le théâtre du drame à venir. Une jeune femme travaille sur un film dont le sujet central est l’histoire de l’ancienne Crimée. Un jeune homme croise son chemin et débute un exercice de séduction. Les échanges entre les deux protagonistes sont l’occasion de citer la principauté de Théodoros qui, entre les XIVe et XVe, fut un bastion orthodoxe, reliquat de la puissance byzantine tombée sous les coups ottomans. À l’issue d’une bataille épique, Mangupa fini par tomber sous les coups des Turcs et cette histoire s’évanouie petit à petit. Cette introduction est donc l’occasion de faire découvrir un passé glorieux de la Crimée et, entre un Russe et une Ukrainienne, de partager des valeurs identitaires communes. Cette grille de lecture traverse littéralement tout le film, l’ancienne appartenance à l’URSS étant rappelée lorsque Sasha s’amuse que tous deux sont nés dans le même pays, avant l’éclatement de l’URSS.
La révolution de Maïdan et la montée des violences
Après une introduction qui s’achève par la naissance d’un couple, le réalisateur nous propose de plonger le spectateur au cœur du mois de Février 2014. La caméra nous permet de vivre au plus près des Ukrainiens manifestants pour la liberté, sur la place de l’Indépendance de Kiev. Après des émeutes la destitution du président ukrainien Viktor Ianoukovytch sera actée le 22 février. Sous le regard étonné et inquiet de Sasha, Alyona sympathise avec une jeunesse pro-occidentale, les slogans de liberté et uniformes ne laissant aucun doutes quant à leur orientation, tandis qu’un pianiste propose un morceau, à la manière du concert improvisé donné par le violoncelliste Mstislav Rostropovitch lors de la chute du mur de Berlin, le 11 novembre 1989.
Au second plan, uniforme allemand de rigueur et symbole noir et rouge des partisans de Stepan Bandera
Cependant, contrairement à Berlin un quart de siècle plus tôt, la situation dégénère et la violence embrase la place. Un sniper, des provocations, un mort et la situation devient incontrôlable. On ne sait pas vraiment qui a commencé mais l’affrontement qui suit oppose des forces de l’ordre à une jeunesse qui se bat pour sa liberté. Alyona l’Ukrainienne affronte pour la première fois Sasha, le Russe, qui ne semble pas vraiment comprendre ce qui se passe.
La suite est on ne peut plus claire. Lors du retour vers Sébastopol, le car qui ramène Sasha et un ami, tombe dans une embuscade dans la province de violence province de Tcherkassy. Les agresseurs, occultés des violences précédentes, sont là très clairement montrés.
L’attaque des bus, le moment le plus violent du film
Les civils, russophones pour l’essentiel, sont débarqués manu militari des bus et des exécutions sommaires sont pratiquées. Ces bandes incontrôlées sont très clairement identifiées comme appartenant aux groupes de Stepan Bandera, tant par le drapeau rouge et noir (le blason apparaissant déjà sur la capture d’écran précédente) qui trône aux cotés du drapeau national ukrainien, que dans les dialogues. Ceci n’est pas anodin car ce héros de l’indépendance ukrainienne, est aussi très controversé pour son rôle, aux côté des nazis, sur le front de l’Est en 1941[2]. Les milieux de l’extrême droite ukrainienne continuent de se référer à ce personnage de façon régulière, permettant aux autorités russes de mettre en avant le rôle protecteur de Moscou face à des références ouvertement antisémites et fascistes.
Le film d’Aleksey Pimanov, qui se veut un plaidoyer pour la paix et la réunion entre Russes et Ukrainiens, peut dès lors dérouler une démonstration implacable. Tandis qu’Alyona défend avec passion un rapprochement avec les Occidentaux, pour une liberté de l’Ukraine face à son puissant voisin russe, Sasha défend le côté protecteur de Moscou, face à des hordes de milices violentes, inspirées par un ancien collaborateur nazi, soit un schéma classique d’un film de propagande qui aura pris soin de diaboliser indirectement les Occidentaux et de présenter la mère Russie protectrice des Ukrainiens en agitant le souvenir de la Seconde Guerre mondiale. Mais détachons-nous quelques instants de ce scénario incontestable.
Comprendre l’autre, c’est ici mesurer le poids de l’histoire de cette région, et mesurer la nécessité de prendre en considération tous les éléments du problème. N’en déplaise à Bernard-Henri Levy, la situation semble plus complexe qu’un manichéisme opposant les gentils révolutionnaires ukrainiens, épris de liberté, et les méchants russophiles/russophones désireux de rester dans le giron de Moscou.
Le divorce comme symbolique tragique du destin de la Crimée
Dès lors se déroule une rupture entre les amoureux, incapables de se comprendre, campés sur leurs positions et certitudes, tandis que, par petites touches, en arrière plan d’un bar de Sébastopol, la télévision donne des informations de ce qui se passe dans le reste du pays. Échanges avec la famille, amoureux qui se retrouvent pour mieux se séparer, Sasha semble murir petit à petit sa conviction que se prépare un drame et qu’Alyona, qu’il aime, se laisse embarquer par la fougue de sa jeunesse et l’ivresse d’une révolution promettant une liberté illusoire. Une séquence de désarmement d’une milice bandériste par les forces spéciales russes ne laisse pas de place au doute. Le film doit montrer le caractère dangereux de ces groupes désireux de propager le chaos et la violence au cœur de la Crimée.
C’est dans ce cadre que se construit l’intervention russe, forcément incontestable une nouvelle fois. Réunion à bord d’un croiseur lance-missile symbolique, le « Moskva » (anciennement « Slava », de la classe 1164) pour faire le point sur les dangers, civils russophones se mobilisant dans la gare pour se préparer à repousser, avec des bâtons et des boucliers de fortune, l’arrivée imminente de « bandéristes », tout conduit à l’intervention militaire de Moscou. Tandis que le couple se déchire sur des questions existentielles, les événements se précipitent.
Une intervention contre la violence, sans violence ?
Contrairement à ce qui a été envisagé avec la bande-annonce, la démonstration de force russe ne m’a pas semblé énorme. Débarquement de quelques blindés, défilés d’hélicoptères de combat (tous sont là, des vénérables et connus Mi-17 et Mi-35 au Mi-28), déploiement de forces aéroportées, musique pompeuse, regard enthousiaste et patriote de Sasha, ancien militaire, la participation de l’armée russe a assurément permis de donner un côté hollywoodien à quelques scènes. Mais c’est bien l’économie de moyens justement qui m’a le plus marqué, contrastant avec une bande-annonce qui laissait présager d’un film d‘action frénétique. Toutes ces forces sont là pour imprimer un message de puissance, certes, mais pour imposer la paix, plutôt que faire la guerre, la guerre, ce n’est pas nous mais les autres !
La dernière partie du film repose sur la dialectique entre un groupe de bandéristes voulant déclencher la guerre en provoquant un incident, et le refus de céder, le sang-froid et la maîtrise supposée des forces russes. Par fraternité et bonté d’âme un pilote ukrainien refuse d’abattre lâchement un avion de transport russe qui arrive à Belbek. Au passage, on remarque un ressort propre aux films partisans selon lequel l’ennemi indirect est invisibilisé : rien n’est indiqué de la résistance symbolique des soldats ukrainiens de cette base, manière de s’arrêter sur le supposé héroïsme russe, sa grandeur d’âme et sa proximité avec son frère ukrainien. On retrouve notamment ce ressort dans certaines productions nationalistes de Bollywood opposant indiens et pakistanais.
La prise d’une batterie de défense anti-aérienne S300 devient alors l’enjeu principal. Prise par les « bandéristes », il serait possible de d’abattre un avion russe et donc de déclencher la guerre car, comme le dit l’un des protagonistes « il faut bien que quelqu’un commence ». Des commandos russes, Sasha et son père, ce dernier étant un officier commandant cette batterie, font tout pour empêcher la catastrophe et, bien entendu, tout fini bien, la batterie ne tombe pas entre les mauvaises mains, la violence restera limitée.
Alyona, dégoûtée d’avoir été manipulée par les révolutionnaires, retrouve les bras de Sasha. Une longue série d’échange en voix off loue l’amitié fraternelle des russes et des ukrainiens, la volonté de vivre, simplement, de partager des gâteaux, tandis que les images de la Crimée antique peuvent enfin rejoindre la pellicule numérique d’une Alyona désabusée. Le film est enfin dédié à tous ceux qui ont refusé de tirer. Un film pacifiste, comme l’a défendu Aleksey Pimanov.
Qu’en conclure ?
Si l’on s’en tient à ses simples qualités cinématographiques, « Crimée » est de facture très classique. La romance est au cœur d’une réflexion sur la vie, sur la patrie, l’amitié entre peuples frères et les agents qui désirent venir troubler la paix. Très clairement ce film sert la propagande de Moscou, en donnant l’exclusif mauvais rôle à des milices ukrainiennes réduites aux partisans de Bandera, manipulant une jeunesse qui s’occidentalise (et semble s’affaiblir). Moscou sert alors de rempart, par son calme, sa force tranquille pour une population qui a peur des exactions de milices extrémistes, dans une forme de Kosovo à l’envers. En arrière-plan se décline un roman national, celui d’une Grande Russie, éclatée, mais qui ne demande qu’à se retrouver. Le film est très intéressant dans sa capacité à nous faire comprendre, à nous, Occidentaux, les racines profondes des tensions actuelles. Le poids de Stepan Bandera dans la mémoire collective, dans les deux camps, en est un exemple éclatant, à tout le moins méconnu en France. Il est aussi un excellent exemple pour prendre la mesure, si c’était encore nécessaire, du poids, dans l’analyse géopolitique, des passions tristes, du ressentiment, de l’humiliation.
Affiche invitant les électeurs à choisir entre une Crimée « nazie » (les fascistes contrôlant déjà Kiev, selon la propagande prorusse) et une Crimée russe, lors du référendum organisé dimanche 16 mars.
Ce sont des moteurs essentiels pour cette production, soutenue par Vladimir Poutine, est une nouvelle façon d’alimenter une vague profonde désireuse de laver les affronts des années 1990 et la fin de la superpuissance soviétique. Dans cette perspective, plus que le projet communiste en lui-même, c’est bien le sentiment de déclassement dans une hiérarchie des puissances qui transpire et la nécessité de redorer un blason terni. Ceci est tout à fait palpable lorsque Sasha laisse crier sa joie en voyant les Valkyries russes traverser le ciel de Sébastopol tandis qu’Alyona laisse exploser sa colère et son désespoir. Crimée s’inscrit donc dans une liste de films de plus en plus nombreux, notamment consacrés à la Grande guerre patriotique, censés rendre une part de fierté au peuple.
De façon plus anodine pour certains, mais pourtant tout à fait décisive, quelques détails permettent aussi de poser quelques pistes de réflexion. La maskirovka, l’art de la duperie, du camouflage, principe tout à fait essentiel dans l’analyse et la pratique stratégique russe[3], apparaît par quelques fulgurances. Des agents infiltrés préparant le terrain, le poids des médias, des télévisions notamment, pour contrer une information, accompagner dans le bon sens une opinion publique, sont bien présents.
Un film utile donc pour comprendre, avec le nécessaire recul critique, un peu de ce qui se joue loin de nous en ce moment. Se contenter de le laisser de côté est l’assurance d’ajouter un petit caillou de plus dans le jardin des incompréhensions de l’autre, des perceptions erronées car trop incomplètes. Une oeuvre qui demande bien entendu à être mis en perspective avec une vision ukrainienne de ces mêmes événements. Et bien ça tombe bien, j’en ai trouvé un !
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[1] https://www.revueconflits.com/pichon-geopolitique/
[2] https://www.monde-diplomatique.fr/2016/12/GESLIN/56918
[3] https://www.bbc.com/news/magazine-31020283
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Fiche technique
2017 / 1h 39 min / Drame, romance
Titre original Krym (Crimea)
Réalisateur : Aleksey Pimanov
Scénaristes : Vladimir Bragin et Aleksey Pimanov
Musique : Oleg Volyando
Avec Roman Kurtsyn, Evgeniya Lapova, Pavel Kraynov