La redynamisation du quartier de Tribeca par l’industrie du cinéma et ses acteurs après les événements du 11 septembre 2001

Quartier emblématique de Lower Manhattan, Tribeca incarne la résilience new-yorkaise après les attentats du 11 septembre 2001. Tribeca est l’acronyme de « Triangle Below Canal Street », un quadrilatère à quatre côtés à la rencontre de Canal Street, West Street, Broadway Street et Chambers StreetTribeca Citizen. « The History of Tribeca, One Building at a Time », Tribeca Citizen, 2019/. Situé au Nord du Financial District, à quelques blocs seulement du World Trade Center, Tribeca occupe une position stratégique dans le coeur économique et historique de la ville de New York. À l’origine industriel, le quartier se modernise dans les années 1990 pour devenir un quartier résidentiel de luxe. Cependant, en 2001, les attentats du World Trade Center bouleversent radicalement le développement de Tribeca. La proximité avec le quartier financier engendre un vif traumatisme impactant la vie quotidienne de Tribeca, ses habitants et son image. C’est alors que les grands noms du cinéma vivant dans le quartier, en particulier Robert de Niro, se mobilisent pour redonner vie à Tribeca. Cet article vise à explorer comment le monde du cinéma et ses grandes figures ont permis la renaissance de Tribeca après les attentats du 11 septembre 2001. Au-delà d’un renouveau culturel, il est ici question de construction mémorielle, de Soft Power et de patrimoine dont les impacts sont encore tangibles aujourd’hui.

 

Retour sur l’histoire de Tribeca : d’un poumon de l’industrie aux lofts fastueux

Le quartier de Tribeca se développe au XIXe siècle et au début du XXe siècle grâce aux révolutions industrielles qui transforment l’économie étasunienne. Tribeca devient la zone industrielle centrale de New York City avec de nombreux entrepôts, les mythiques « warehouses » new-yorkais. La proximité du fleuve Hudson fait de Tribeca un carrefour stratégique pour le transport et la logistique industrielle reposant sur les échanges maritimes. Durant cette période, le quartier est façonné par un patrimoine industriel en étant composé majoritairement de grands entrepôts avec une architecture typique reconnaissable par ses façades en fonte. Cet héritage industriel est encore présent aujourd’hui avec par exemple, au 67 Vestry Street, l’ancien entrepôt du Great Atlantic and Pacific Tea Compagny, transformé en résidences.

Au milieu du XXe siècle, le secteur industriel connaît un certain déclin face à une mutation de l’économie étasunienne au profit d’autres secteurs comme celui de la finance et de l’assurance. En même temps, la ville de New York entre dans une nouvelle phase de développement et les zones industrielles sont délocalisées hors de Manhattan. Face à ces mutations rapides, Tribeca voit ses bâtiments laissés à l’abandon offrant alors des biens immobiliers à un faible prix et ouvrant le quartier à la métamorphose. Dans les années 1960, Tribeca connaît un premier renouveau en devenant un quartier privilégié par les artistes new-yorkais. Les anciens sites industriels sont alors transformés en lofts, de grands espaces destinés à l’art et la création artistique, avec des loyers à faibles coûts.

Avec les années, Tribeca attire de plus en plus d’habitants en étant convoité par les classes sociales aisées. Dans les années 1990, le quartier de Tribeca connaît un phénomène de gentrification avec une transformation de son environnement et de son espace public. Les lofts des artistes sont peu à peu transformés en résidences de luxe modernes tout en préservant l’architecture industrielle héritée de l’histoire du quartier. Ce processus se fait en parallèle du développement résidentiel de Lower Manhattan soumis à une politique de modernisation pour accroître son attractivité. La vie de quartier se développe alors à Tribeca avec l’amélioration de ses infrastructures grâce à l’implantation de commerces, restaurants et hôtels. Cela entraîne la hausse de l’attractivité du quartier et par répercussion une hausse des prix, et donc du coût de la vie à Tribeca.

 

Les attentats du World Trade Center : Ground Zero et Tribeca

Les attentats du 11 septembre 2001 frappent de plein fouet Lower Manhattan en touchant le cœur du Financial District : le World Trade Center. C’est symboliquement l’incarnation matérielle de la puissance économique et la prospérité étasunienne qui sont ciblées par les terroristes. Le matin du 11 septembre, deux avions sont détournés et entrent en collision avec les deux tours jumelles, symbole de la ville de New York et du World Trade Center à l’échelle globale. Les deux tours s’effondrent suite à la collision, ainsi que le bâtiment numéro 7 du World Trade Center. Celui-ci est un complexe composé de sept bâtiments reliés en son cœur par une station de métro et un centre commercialWorld Trade Center. History, World Trade Center. C’est l’ensemble des bâtiments qui sont détruits suite aux attentats en raison des dégâts causés et du danger d’effondrement qu’ils représentent. À New York, les attentats du 11 septembre font plus de 3000 morts. Après 2001, l’emplacement du World Trade Center est rebaptisé « Ground Zero » en référence au terme militaire caractérisant l’épicentre d’une explosion ciblée.

2001 représente un traumatisme à l’échelle mondiale. Immédiatement les quartiers de Lower Manhattan, dont Tribeca, sont impactés en raison de leur proximité directe avec le lieu des attentats. Sur le plan financier, les activités commerciales et économiques sont interrompues entraînant de nombreuses pertes d’emplois. C’est alors tout Lower Manhattan qui est déserté à la fois par les touristes et ses habitants plongés dans un sentiment d’insécurité et de menace d’une nouvelle attaque dans un climat de peur généralisée. Pour y faire face, les pouvoirs publics prennent directement des mesures visant à redynamiser les quartiers de Lower Manhattan. Cela vise à la fois à compenser les pertes économiques, mais aussi à recréer une forme de vie locale durable dans ces quartiers. Pour ce faire, des subventions sont accordées et un appel est lancé aux acteurs publics comme privés à œuvrer à la reconstruction économique et sociale de New YorkBloomberg, Michael. « Bloomberg Hails WTC Progress, Encourages New Yorkers to Take Part in Rebuilding Effort », text from the mayor’s weekly radio address, 9/11 Memorial and Museum.

 

 

Le renouveau de Tribeca grâce au cinéma : Robert de Niro, Jane Rosenthal et le Tribeca Film Festival

Le monde du cinéma est implanté à Tribeca avant les années 2000, faisant du quartier le décor de nombreux films cultes, comme Ghostbusters et sa mythique caserne de pompiers.

 

 

Suite aux attentats du 11 septembre, les artistes attachés à ce quartier, dont beaucoup sont résidents depuis les années 1990 à Tribeca, se mobilisent en faveur de la renaissance de Tribeca et de Lower Manhattan afin de ne pas céder à la peur. Dans cet élan impulsé par les figures locales du cinéma, une chaîne de solidarité s’installe entre les habitants de Tribeca, portée par la mémoire d’un traumatisme commun et par la volonté de vaincre la peur ensemble. Le cinéma devient alors le pilier central de cette union et de cette renaissance. Art du collectif par essence, le septième art a pour vocation de rassembler le public autour d’une expérience commune placée sous le signe du partage. Cette dimension symbolique du cinéma entre en parfait accord avec la volonté de redonner vie au quartier de Tribeca, en réunissant à nouveau ses habitants autour de la culture.

 

 

À la tête de cette mobilisation des artistes pour faire revivre Tribeca se trouve l’acteur, réalisateur et producteur Robert de Niro. Originaire de Manhattan, l’acteur a grandi entre Greenwich Village et Little Italy. De Niro est l’un des premiers artistes issus du cinéma à s’être installé et à avoir investi dans le quartier dans les années 1980 avec le rachat d’un immeuble destiné à l’ouverture de son restaurant, le Tribeca Grill, et l’installation des bureaux de sa maison de production : TriBeCa Productions. Les attentats du World Trade Center ont profondément marqué Robert de Niro qui affirme dans une interview :

« Depuis mon appartement, je pouvais voir les tours, à environ neuf pâtés de maisons. J’ai observé avec des jumelles les flammes et la fumée qui s’élevaient des bâtiments. Quand la tour sud s’est effondrée… Voir cela arriver était tout simplement inimaginable. »

 

Le traumatisme du 11 septembre fait de Robert de Niro un homme engagé en faveur de la mémoire de cet événement. En 2002, il présente le documentaire New York 11 septembre sur la chaîne télé CBS et participe aux cérémonies annuelles de commémoration où il rend hommage aux victimes. C’est à Robert de Niro que l’on doit la renaissance de Tribeca. Pour lui « une catastrophe fait ressortir le meilleur des gens. […] C’était la nature humaine de répondre, de vouloir laisser tomber ce que vous faisiez et aider. » Dans un premier temps, après les attentats il décide de lancer avec la productrice Jane Rosenthal les Dinner Downtown pour ramener la vie à Tribeca en organisant des dîners avec les habitants du quartier.

 

 

Le cinéma devient central dans la reconstruction sociale de Tribeca avec le projet de Robert de Niro et Jane Rosenthal de lancer un festival de cinéma dans le quartier. C’est alors que le Tribeca Film Festival voit le jour. Il s’agit d’un festival de cinéma indépendant à but non lucratif dont l’idée est en réalité antérieure à 2001 mais dont l’organisation est accélérée après les attentats pour proposer un festival dans un délai de 6 mois. La visibilité de l’événement est assurée par le réseau dont disposent les deux protagonistes dans le monde du cinéma. Aussi, l’onde de choc générée par les attentats de 2001 consolide la solidarité entre les individus dont beaucoup s’engagent dans le projet comme bénévoles. En mai 2002 se déroule la première édition du festival. C’est une réelle réussite avec plus de 150 000 spectateurs et 150 films présentés. Lors de la cérémonie d’ouverture sont présents Michael Bloomberg, le maire de New York, ainsi que Nelson Mandela dont le discours souligne le rôle de la culture comme outil de guérison et de rassemblement. D’autres grands noms du cinéma touché par le 11 septembre sont présents à l’image du réalisateur Martin Scorsese ou encore les acteurs Hugh Grant et Meryl Streep. La volonté fondatrice du Tribeca Film Festival est de réunir le public autour du cinéma afin de contribuer à redynamiser les rues et les commerces de Tribeca. Au-delà d’un simple événement culturel, il s’agit ici d’un acte citoyen visant à faire revenir la culture dans un lieu frappé par la tragédie.

 

Postériorité du Tribeca Film Festival et les conséquences de la résurrection culturelle de Tribeca

Le Tribeca Film Festival, devenu Tribeca Festival, s’est consolidé au fil des années comme une référence reconnue à l’internationale dans le monde du cinéma et de l’audiovisuel. Le festival s’est modernisé avec les années en s’ouvrant à d’autres domaines comme les séries TV et les jeux vidéos avec le Tribeca Games. Le Tribeca Festival se déroule chaque année depuis 2002 et a résisté aux crises passées, comme la Covid-19 en 2020. Il est devenu un label de distribution et bénéficie d’une plateforme de diffusion visant à promouvoir des œuvres indépendantes en leur offrant une meilleure visibilité. En parallèle, l’entreprise Tribeca Entreprises de Robert de Niro et Jane Rosenthal développe des salles de cinéma et des événements de diffusion à Tribeca avec pour objectif de relancer le tournage de films dans les rues de New York. À noter que le Tribeca Festival repose également sur une dimension mémorielle avec la commémoration symbolique des attentats du 11 septembre comme point d’origine du festival. En effet, dès 2002, des documentaires traitant des attentats du World Trade Center sont diffusés lors de la cérémonie d’ouverture.

Dès sa première édition en 2002, le Tribeca Festival a eu des impacts économiques pour le quartier. Effectivement, ce sont 10 millions de dollars qui sont générés et injectés dans l’économie locale à travers les lieux touristiques et les commerces du quartier. Au fil des années, les retombées financières dépassent les 750 millions de dollars. Cela contribue grandement au renforcement de l’attractivité du quartier via le tourisme et le secteur immobilier, témoignant de la réussite du festival de redonner vie à Tribeca. Néanmoins, l’accroissement de l’attractivité dans le quartier s’accompagne d’une hausse globale des prix, dont ceux de l’immobilier, réduisant l’accessibilité de Tribeca aux classes moyennes. En 2006, Forbes Magazine estime que le quartier de Tribeca est une des zones de Manhattan où les prix de l’immobilier sont les plus élevés.

Le quartier de Tribeca est également impacté sur le plan social et culturel. En effet, la vie locale est relancée avec le développement de commerces et lieux de partage dans le quartier grâce à la visibilité offerte par le Tribeca Festival. Cela renforce l’attractivité du quartier et conduit donc à une gentrification accélérée qui s’accompagne d’une flambée du coût de la vie à Tribeca due à l’installation de nombreuses célébrités dans le quartier, à l’image de Beyoncé ou Taylor Swift. Aussi, le Tribeca Festival érige le quartier comme symbole de la résilience de New York et se fait le symbole de la renaissance de la ville après 2001. Tribeca bénéficie alors d’une visibilité mondiale en devenant un outil du Soft Power étasunien en tant que nouveau laboratoire culturel pour le cinéma et d’autres secteurs comme la musique et les jeux vidéos. Ce renouveau culturel permet la réhabilitation d’un patrimoine urbain avec des bâtiments historiques conservés et transformés en cinémas ou encore en galeries d’art. En cela, Tribeca témoigne de l’importance des lieux urbains dans le domaine culturel.

 

 

 

Conclusion

Ainsi, la renaissance du quartier de Tribeca témoigne que le cinéma peut être bien plus qu’un simple divertissement : il devient un outil de reconstruction et de rassemblement autour de la culture. Dans ce quartier profondément marqué par les attentats du 11 septembre 2001, Robert de Niro et d’autres figures du septième art ont su mobiliser les habitants autour du cinéma et faire du Soft Power un moteur du renouveau économique et social pour Tribeca. La renaissance du quartier illustre la force du cinéma comme levier de résilience, de reconstruction et de rayonnement.

 

Dimension pédagogique

Le rôle du cinéma dans la renaissance du quartier de Tribeca permet d’analyser certaines notions du programme de la spécialité HGGSP. Tout d’abord, le thème du patrimoine. En effet, c’est le patrimoine immatériel que représente le cinéma américain, à travers ses grandes figures, qui permet le renouveau du quartier après 2001. Celui-ci entraîne d’une certaine manière la valorisation du patrimoine matériel de Tribeca dans les diverses politiques d’aménagement urbain qui sont lancées pour correspondre aux attentes des habitants. De plus, le quartier se cristallise autour d’un patrimoine idéalisé en se faisant la vitrine internationale du renouveau culturel de New York et d’un esprit de résilience face aux attentats du 11 septembre. Le thème de la puissance est également présent. En effet, la renaissance de Tribeca repose sur l’usage du Soft Power étasunien autour du cinéma et de la culture pour réinventer un quartier meurtri. Le quartier contribue également au renforcement du Soft Power new-yorkais avec un festival devenu une référence internationale prestigieuse et reconnue. Ce sujet amène aussi à réfléchir sur l’influence d’acteurs non-étatiques ayant un impact sur la transformation urbaine et sociale d’un quartier. Des acteurs qui sont également à l’origine du rayonnement du quartier devenant une source de puissance économique. De surcroît, la renaissance de Tribeca s’inscrit dans le processus de construction mémorielle collective autour du souvenir des attentats du 11 septembre. Le Tribeca Festival permet un certain devoir de mémoire sur les événements de 2001 et c’est ce souvenir commun, et non l’oubli, qui rend possible une reconstruction locale grâce à la culture. Enfin, cette étude amène à penser la notion de crise. Ici, les attentats du World Trade Center marquent un moment pivot dans l’histoire de Tribeca. C’est cette situation de basculement et de bouleversement qui conduit à l’ouverture d’un nouveau cycle pour le quartier marqué par une renaissance sociale et économique.