« Requiem pour un massacre » ou les vivants et les morts, entremêlés dans l’enfer putride de la Biélorussie, alors que la seconde guerre mondiale ravage l’URSS.

Nécessairement avec une telle thématique, « les vivants et les morts », le film d’Elem Klimov devait trouver sa place dans ce dossier spécial de Cliociné. La guerre, l’histoire, la violence et le cinéma ont souvent cheminé ensemble et lorsqu’on visionne le film pour la première fois, on en sort différent. Il y a un avant et un après « Idi i smotri ». Plus que de très nombreuses œuvres traitant de la guerre, et plus particulièrement de la seconde guerre mondiale, celui qui fut traduit en anglais par un titre brutal qui lui sied parfaitement, « Come and See », n’est pas simplement une nouvelle pièce à classer dans la longue liste d’œuvres ayant tenté, avec plus ou moins de réussite, de porter la guerre sur grand écran. Ce n’est pas un énième film dénonçant la guerre. Il est la guerre.

En 1985 Elem Klimov, dans une URSS agonisante, ce qui prendra bientôt la forme d’une catastrophe nucléaire à Tchernobyl, dans l’Ukraine voisine, nous plonge dans les entrailles poisseuses et terribles d’Arès, au milieu des vivants et des morts. C’est  bel et bien la guerre elle-même qui s’offre à nous, avec un onirisme glacial.

 

Requiem pour un massacre : viens et regarde

 

La grande force de ce film réside tout d’abord dans le choix du réalisateur de nous mener dans les pas d’un enfant. C’est lui qui nous tient par la main, lui qui nous conduit au cœur de la guerre. De sa modeste habitation aux marais putrides, des champs, cimetières à ciel ouvert, aux forêts acides servant autant de refuge que de piège, le cinéaste nous traine dans cet enfer, sans qu’il soit possible de s’en échapper pendant un peu plus de deux heures.

Qu’il semble loin le temps des actualités filmées proposées en salles entre 1941 et 1945 (ainsi les « Nouvelles du jour », intitulées dans un premier temps Sojuzkinozurnal puis, à partir de mai 1944 Novosti dnja) qui permettaient de suivre cette guerre sous le prisme déformant de la propagande.

Comme paraissent surréalistes les films de commande des années 1970, l’épopée « Libération » de Youri Ozerov, « La 359è section » de Stanislav Rostotsky ou encore « Ils ont combattu pour la patrie » de Sergey Bondarchuk.

En cinq parties, cette épopée est l’occasion de valoriser à l’extrême le passé glorieux de l’Armée Rouge dans l’URSS de Léonid Brejnev.

 

 

Chez Klimov point d’envolée lyrique, d’acte d’héroïsme, de marées de soldats nazis fièrement repoussés. En lieu et place la vie, l’horreur, la mort. Au milieu errent des âmes, des enfants, des adultes aussi, les uns victimes, les autres bourreaux implacables dégustant du homard en même temps qu’ils massacrent et brûlent.

 

En cinq minutes, voici la quintessence du travail de Elem Klimov

 

Filmer la guerre selon Klimov

 

Techniquement Elem Klimov propose deux approches bien distinctes. Des plans d’ensemble pour montrer la guerre, les lieux. Et lorsque vient l’horreur, la mort, ce sont des gros plans de visages peu à peu crispés et déformés.

 

De l’importance des gros plans chez Klimov

 

Dans ce travail, la nature, comme Terence Malick le fera plus tard avec « La ligne rouge », joue un rôle central. Faite de boue, d’arbres centenaires et d’un ciel lointain, elle regarde ce monde de morts et de vivants se convulser dans la folie. Chaque plante, chaque morceau de terre, chaque animal nous est proposé par le cinéaste, afin que nous puissions les garder en mémoire. Puis, sans pitié aucune, ils sont détruits, à l’image de la mort la plus pathétique du film, celle d’une vache.

De nombreuses scènes resteront assurément longtemps dans les mémoires des spectateurs. Le sifflement des balles dans la brume, les éclats d’obus et le bruit sourd écrasant les âmes perdues d’enfants qui vivent au milieu des morts, les mouches, la boue qui se fait golem d’Hitler, Ève qui revit sous la pluie, sont autant de séquences qui prennent à la gorge et vous hantent bien après l’expérience.

 

Le golem, effroyablement envoûtant

 

Assurément les rires exagérés des Allemands, les cris, le caractère parfois très théâtral de nombreuses scènes peut rebuter, gêner. Mais c’est aussi pour cette raison que ce film devait être dans cette modeste proposition de programmation. Découvrir d’autres cinémas, d’autres visions, bien au-delà des canons hollywoodiens qui voudraient faire un peu trop vite du « Soldat Ryan » ou de « Apocalypse Now » les plus grands films de guerre de tous les temps.

 

Une expérience éprouvante et nécessaire

 

« Les insurgés » de Edward Zwick (2008) ou encore « Dans la brume » de Sergeï Loznitsa (2012) ont tenté, à leur tour, d’aborder cette séquence terrible qui vit les Einsatzgruppen et les SS tenter de nettoyer les marais du Pripiat des Juifs et partisans qui avaient pu y trouver refuge. Aucun des deux ne parvient à se rapprocher de la force de « Requiem pour un massacre ». Sublime et poisseux à la fois, le travail de Klimov a dans ses entrailles une part de la force du chef d’œuvre de Michael Cimino, « Voyage au bout de l’enfer », d’Herzog, « Aguirre, la colère de dieu », tout en restant unique et profondément russe.

Il semble très difficile d’exploiter Requiem pour un massacre avec des élèves. Trop âpre, il nécessiterait un travail en amont et en aval que nos horaires ne nous permettent pas. Néanmoins je propose ici quelques pistes de réflexion si l’expérience devait être tentée en lycée, en Terminale, qui constitue le niveau me semblant le plus approprié. J’ai eu l’occasion de tester ces dernières avec des élèves, elles sont opérationnelles dès lors qu’un véritable accompagnement est fait.

 

Proposition pédagogique – Pour l’enseignement de spécialité HGGSP en Terminale

 

Je propose ici une exploitation didactique du film dans le cadre des thèmes « La guerre et la paix » et « Histoire et mémoires », en articulant les dimensions historiques, géopolitiques et mémorielles de l’œuvre avec les compétences attendues des élèves de Terminale. Ce sont des pistes de réflexion ; garder en mémoire que ce travail ne peut être envisagé avec n’importe quelle classe compte tenu de la puissance émotionnelle du film.

 

Contextualisation historique et géopolitique

Le front de l’Est et l’opération Barbarossa

Requiem pour un massacre s’inscrit dans le contexte de l’invasion allemande de l’Union soviétique, déclenchée le 22 juin 1941. Cette opération, baptisée Barbarossa, constitue le point de départ d’une guerre d’anéantissement (Vernichtungskrieg) conforme à l’idéologie nazie, où s’entremêlent plusieurs objectifs :

  • La conquête d’un espace vital (Lebensraum) à l’Est
  • L’élimination du judéo-bolchevisme
  • L’asservissement des populations slaves considérées comme sous-hommes (Untermenschen)

Le film dépeint la brutalité extrême de cette guerre à travers le regard d’un adolescent, Flyora, qui rejoint les partisans biélorusses pour combattre l’envahisseur nazi. Nous retrouvons ici les points d’accroche avec l’enseignement du tronc commun.

La Biélorussie comme territoire martyr

Le choix de situer l’action en Biélorussie est particulièrement significatif :

  • La République socialiste soviétique de Biélorussie fut l’une des régions les plus dévastées par la guerre
  • Plus de 2,2 millions de Biélorusses (soit près d’un quart de sa population) périrent pendant l’occupation
  • Plus de 600 villages biélorusses furent entièrement détruits par les nazis
  • La résistance des partisans y fut particulièrement active

Le massacre de Khatyn (à ne pas confondre avec Katyn), où 149 villageois furent brûlés vifs dans une grange par le 118ᵉ bataillon Schutzmannschaft (composé de collaborateurs locaux sous commandement allemand) le 22 mars 1943, constitue l’une des sources d’inspiration du film. Ce massacre est emblématique de la politique de terre brûlée et de terreur menée par les nazis.

La guerre à l’Est comme guerre d’anéantissement

Le film illustre la spécificité de la guerre sur le front de l’Est, caractérisée par la suspension des conventions internationales et du droit de la guerre, la déshumanisation systématique de l’adversaire, les crimes de masse contre les populations civiles, la guerre comme entreprise de destruction totale.

L’œuvre démontre comment la violence extrême devient un outil politique et stratégique, dépassant largement le cadre conventionnel des conflits militaires.

 

Analyse filmique et représentation de la guerre

Une approche sensorielle et immersive de la guerre

Klimov développe une esthétique singulière pour représenter l’expérience de la guerre. L’utilisation de la caméra qui suit au plus près le protagoniste. La distorsion sonore qui alterne entre silences oppressants et cacophonie assourdissante. Le montage qui privilégie les plans-séquences pour accentuer l’immersion. Le recours à des images subjectivées (hallucinations, visions).

Cette approche sensorielle constitue une rupture avec les représentations héroïques de la Grande Guerre patriotique véhiculées par le cinéma soviétique traditionnel. Le spectateur est plongé dans une expérience viscérale de la guerre, partageant la désorientation et la terreur du protagoniste.

 

La transformation physique et psychique de Flyora

La métamorphose physique et mentale de Flyora, le jeune protagoniste, incarne l’impact dévastateur de la guerre. Son visage, d’abord juvénile et enthousiaste, se transforme progressivement. Son vieillissement prématuré (cheveux blancs, rides) symbolise la perte brutale de l’innocence. Son regard, directement adressé à la caméra à plusieurs reprises, interpelle le spectateur. Sa psyché bascule de l’enthousiasme naïf à la terreur puis à la haine. Cette évolution physique et psychologique constitue une allégorie de la déshumanisation générée par la guerre totale.

 

La violence génocidaire en représentation

Le film aborde frontalement la question de la représentation des violences extrêmes. La séquence culminante du massacre dans l’église propose une représentation directe mais non spectaculaire de l’horreur. Les plans fixes sur les visages des victimes et des bourreaux créent une tension insoutenable. L’utilisation du son hors-champ amplifie la violence sans la montrer explicitement. La participation des populations locales aux exactions souligne la dimension complexe de la collaboration.

Klimov interroge ainsi les limites de la représentation tout en refusant l’esthétisation de la violence.

 

Mémoire et transmission de l’expérience traumatique

La genèse mémorielle du film

Requiem pour un massacre s’inscrit dans un contexte mémoriel complexe. Réalisé 40 ans après la fin de la guerre, il marque un tournant dans la représentation soviétique du conflit. Scénarisé par Ales Adamovitch, écrivain biélorusse qui avait lui-même été partisan. Nourri de témoignages réels recueillis dans le roman/documentaire Khatyn (1971), filmé sur les lieux mêmes des massacres, avec la participation d’habitants ayant vécu l’occupation, le film constitue ainsi un objet mémoriel hybride, entre fiction et témoignage historique.

 

Le titre comme injonction mémorielle

Le titre original « Иди и смотри » (« Va et regarde ») constitue une injonction mémorielle à double sens :

Référence biblique à l’Apocalypse (6:1-8) : « Et je vis quand l’Agneau ouvrit un des sceaux […] et voici, parut un cheval blanc…« . Impératif adressé au spectateur, sommé de regarder l’histoire en face. Devoir de mémoire qui s’impose au témoin indirect.

Cette dimension est renforcée par le regard-caméra final de Flyora qui brise le quatrième mur et transforme le spectateur en témoin.

 

La mémoire comme arme contre le négationnisme

La séquence finale, où Flyora tire symboliquement sur une photographie d’Hitler jeune, puis se refuse à tirer sur l’enfant qu’il était, constitue une réflexion profonde sur la mémoire :

Le montage inversé qui remonte le temps jusqu’à la naissance d’Hitler interroge la possibilité d’une contre-histoire. Le refus de tirer sur l’enfant Hitler manifeste un refus de la logique d’extermination. La juxtaposition d’images d’archives sur la montée du nazisme ancre la fiction dans l’Histoire. La persistance du regard de Flyora incarne la fonction testimoniale du survivant. Ce finale complexe propose une éthique de la mémoire qui refuse le cycle de la violence tout en maintenant l’impératif mémoriel.

Exploitation pédagogique dans le cadre du programme de HGGSP et/ou du tronc commun

Articulation les études autour de « La guerre »

L’œuvre permet d’aborder plusieurs axes essentiels des cours sur la guerre en général, sur le front de l’Est en particulier. L’exploitation du film permet de développer plusieurs questionnements au programme :

  • La distinction entre guerre conventionnelle et guerre totale
  • L’évolution des formes de conflictualité au XXe siècle
  • La place des populations civiles dans les conflits modernes
  • La guerre comme révélateur des tensions idéologiques

Articulation avec le thème « Histoire et mémoires »

Le film constitue également un support pertinent pour traiter « Histoire et mémoires des conflits ». Les problématiques suivantes peuvent être explorées :

  • La construction des mémoires nationales dans le bloc soviétique
  • Les concurrences et convergences mémorielles
  • Les enjeux politiques de la mémoire de la Seconde Guerre mondiale
  • La place du témoignage et de la fiction dans la transmission mémorielle

Propositions d’activités pédagogiques

Analyse filmique comparative

Comparer le traitement de la guerre dans « Requiem pour un massacre » avec d’autres œuvres cinématographiques soviétiques ou occidentales. Analyser l’évolution de la représentation du conflit à l’Est dans le cinéma soviétique/russe

Étude documentaire croisée

Confronter des séquences du film avec des témoignages et documents historiques sur les massacres en Biélorussie. Analyser la politique d’occupation nazie à travers le prisme du film et des sources primaires

Travail sur la réception

Étudier la réception du film en URSS, en Allemagne et en Occident. Analyser l’évolution de cette réception dans le contexte post-soviétique.

Projet de recherche

Mener une recherche sur la place de la mémoire de la Grande Guerre patriotique dans la construction identitaire post-soviétique. Étudier les lieux de mémoire liés aux massacres en Biélorussie (comme le mémorial de Khatyn).

Mise en perspective géopolitique contemporaine

L’héritage mémoriel dans l’espace post-soviétique

Le film de Klimov résonne particulièrement dans le contexte actuel. Ainsi la mémoire de la «Grande Guerre patriotique» comme socle identitaire en Russie et en Biélorussie apparait centrale. L’instrumentalisation politique de cette mémoire par les régimes contemporains, la résurgence du discours sur la « dénazification » dans la rhétorique géopolitique russe vis-à-vis de l’Ukraine, mais en élargissant au fascisme, de l’Europe occidentale. Ceci permet de questionner les tensions mémorielles entre pays de l’ancien bloc soviétique.

 

 

Universalité et contextualisation

L’œuvre de Klimov, bien que profondément ancrée dans l’histoire soviétique, offre une réflexion universelle globale. La déshumanisation comme processus inhérent aux conflits extrêmes, l’expérience traumatique comme phénomène transculturel, la responsabilité du témoin face à l’histoire et enfin la nécessaire transmission intergénérationnelle des traumatismes collectifs.

Ces dimensions universelles permettent d’établir des parallèles avec d’autres contextes génocidaires ou conflits extrêmes.

 

Conclusion

 

Requiem pour un massacre constitue un support pédagogique exceptionnel pour l’enseignement de spécialité HGGSP ou d’Histoire en tronc commun pour les élèves de Terminale. Permettant d’articuler l’analyse historique, l’éducation à l’image et la réflexion éthique par sa puissance évocatrice et sa rigueur historique, le film de Klimov offre aux élèves une expérience immersive, mais difficile, tout en développant leur capacité d’analyse critique.

L’œuvre permet d’aborder les thématiques centrales du programme de façon interdisciplinaire, croisant histoire, géopolitique, éthique et études cinématographiques. Elle constitue également un outil précieux pour développer les compétences attendues en HGGSP : analyse critique des sources, contextualisation, problématisation et argumentation.

En définitive, Requiem pour un massacre n’est pas seulement un témoignage sur l’histoire soviétique, mais une œuvre universelle qui interroge notre rapport à la violence extrême, à la mémoire et à notre responsabilité collective face aux tragédies de l’histoire.

 

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Il est nécessaire d’en dire le moins possible pour que l’expérience de la découverte de « Requiem pour un massacre » soit la plus aboutie possible. Puisse ce modeste billet donner envie de tenter l’expérience. La bande annonce donne un avant-goût assez fidèle de ce qui vous attend. Venez et regardez. Vous en sortirez nécessairement différents.

 

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Fiche technique

Belarusfilm, Mosfilm, Sovexportfilm / 1985 / 2h 22 min / Guerre

Titre original Иди и смотри (Idi i smotri)

Réalisateur : Elem Klimov

Scénariste : Ales Adamovich, Elem Klimov

Musique : Oleg Yanchenko

 

Avec

Aleksey Kravchenko, Olga Mironova, Liubomiras Laucevicius

 

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Bibliographie sélective

Sur le film et son contexte

  • AMENGUAL Barthélemy, « Requiem pour un massacre : les fusillés qui marchent », Positif, n°305, 1986
  • LAURENT Natacha, L’œil du Kremlin : cinéma et censure en URSS sous Staline, Privat, 2000
  • YOUNGBLOOD Denise, Russian War Films: On the Cinema Front, 1914-2005, University Press of Kansas, 2007

Sur la guerre à l’Est et les massacres en Biélorussie

  • BARTOV Omer, L’Armée d’Hitler : la Wehrmacht, les nazis et la guerre, La Découverte, 1999
  • LOPEZ Jean et OTKHMEZURI Lasha, Barbarossa : 1941, la guerre absolue, Passé Composé, 2019
  • SNYDER Timothy, Terres de sang : l’Europe entre Hitler et Staline, Gallimard, 2012
  • WERTH Nicolas, La Terreur et le désarroi : Staline et son système, Perrin, 2007

Sur la mémoire et la transmission

  • ETKIND Alexander, Warped Mourning: Stories of the Undead in the Land of the Unburied, Stanford University Press, 2013
  • WIEVIORKA Annette, L’Ère du témoin, Plon, 1998