Les carnets de Max Liebermann se sont installés depuis le 21 février dernier sur France 3. Cette chaîne propose ainsi une nouvelle série dans sa case du dimanche soir traditionnellement occupée par les flics du monde entier, tels que le québécois Murdoch, le vicaire anglais Grantchester ou l’inspecteur Morse. Vienna Blood en VO, cette fiction austro-britannique est une adaptation des romans policiers de l’écrivain anglais Franck Tallis. Né en 1958 à Londres, ce dernier est un psychologue clinicien, spécialiste des troubles obsessionnels qui a également enseigné la psychologie clinique et les neurosciences. En 2005 il se lance avec succès dans l’écriture de romans dont la série Vienna blood [1]. Cette dernière met en scène un duo formé par un inspecteur de police viennois au caractère difficile, Oskar Rheinhardt (joué ici par Jürgen Maurer) et un jeune médecin neurologue fraîchement débarqué de Londres avec sa famille : Max Liebermann (Matthew Beard). Ce dernier est adepte des théories d’un certain Sigmund Freud dont il suit avec intérêt les travaux.
Pour le moment, deux épisodes ont été diffusés (La Justice de l’inconscient et Du sang sur Vienne) pour cette série qui s’annonce courte puisque seules 2 saisons de 3 épisodes chacune sont prévues.
Créer des liens, tout un art …
Rassurez-vous ici je ne vous spoilerai pas les énigmes des meurtres résolus par les héros mais je reviendrai plutôt sur l’arrière-plan historique et culturel proposé par la série …
Les ombres de Sherlock Holmes et de John Watson planent …
Disons-le tout net, le duo formé par Liebermann et Reinhardt reprend des trames déjà éprouvées dans bon nombre de séries avec en premier lieu bien entendu la référence absolue et incontournable au héros de Sir Arthur Conan Doyle. En effet, le duo formé par Liebermann et Reinhardt fait clairement penser au duo Holmes / Watson mais sur un mode inversé. Alors que Watson est le personnage fragilisé par la guerre d’Afghanistan, ici le flic, Reinhardt est clairement l’individu traumatisé par un passé qui ne passe pas (la mort de sa fille et le départ de sa femme) tandis que Max Liebermann, le médecin, fait figure d’observateur scientifique, moderne et ouvert aux détails, mais dont l’avenir personnel reste incertain. La référence (hommage ?) à la série Sherlock qui a su moderniser avec succès la série et le héros de Conan Doyle est visible avec deux autres détails : un plan du générique assez similaire (je vous laisse juge) et des sonorités similaires dans la bande-originale de la série …
Captures d’écran des génériques des « carnets de Max Liebermann » et de « Sherlock » …
Mais quels sont les points communs ?
Quant à la trame de départ les faisant se rencontrer, elle a été par exemple déjà vu dans la série Castle. Afin de mener une étude sur le comportement criminel, Lierbermann a en effet obtenu la possibilité d’observer Rheinhardt dans l’exercice de son métier (ce qui ne l’enchante guère comme il se doit), son père étant un ami personnel de son supérieur. Mais ici, point d’humour, l’ambiance est plutôt tragique…
… Mais la série impose son identité historique
La série se révèle extrêmement soignée pour les amateurs du genre. Décors, costumes, société… si nous considérons les séries comme une porte capable de nous mener à la connaissance et à la culture classique, les carnets nous le permettent en nous confrontant (pour le moment) à trois éléments essentiels de l’époque :
– la naissance et le développement de la psychanalyse dans le sillage de Sigmund Freud qui apparaît de temps en temps et dont notre héros, Max, est un disciple. C’est aussi l’occasion d’effectuer une plongée dans le milieu hospitalier de l’époque et de voir la manière dont la folie, féminine et masculine, est (mal)traitée à l’époque par les médecins. Le premier épisode rappelle l’existence à l’époque des traitements par électrochocs pratiqués au niveau de la tête par les médecins chevronnés pour soigner les pathologies mentales. C’est aussi l’occasion de voir comment la médecine moderne peine à faire valoir péniblement une nouvelle approche dans le sillage des travaux de Freud.
Feat. Sigmund Freud …
– Le Vienne artistique. La série a été tournée dans les quartiers historiques de la capitale autrichienne mais surtout dans les lieux historiques emblématiques tels que l’Opéra de Vienne, le Palais Pallavicini, le museum d’Histoire Naturelle, ou encore les cafés Bräunerhof et Sperl.
Nous retrouvons également quelques personnages et œuvres d’art historiques croisés au hasard de l’enquête telle que La flûte enchantée de Mozart, Gustav Mahler dans l’épisode 1, et surtout une toile peu connue de Gustav Klimt La frise de Beethoven réalisée en 1902 et conservée actuellement au palais de la Sécession de Vienne. Cette toile monumentale illustre la 9ème symphonie du musicien allemand se déroule sur sept panneaux. Pour l’époque il s’agit alors d’une oeuvre audacieuse en rupture avec l’Académisme car s’inscrivant dans le mouvement de la Sécession, courant artistique spécifique qui cherche à englober tous les arts sans les hiérarchiser. Nous découvrons l’oeuvre alors que le héros emmène sa fiancée Clara l’admirer « avant qu’elle ne soit vendue », allusion indirecte à la vente ayant eu lieu finalement en 1907, la toile ayant été acquise au final par Carl Reininghaus, industriel et célèbre collectionneur d’art et défenseur de l’Avant-garde. Mais la toile n’est pas montrée dans son intégralité dans l’épisode (35 mètres, c’est long …). La partie ici visible se recentre sur les 3 parties centrales qui représentent les Forces du Mal, Les Trois Gorgones et la Douleur distordante.
Gustav Klimt La frise de Beethoven, 1902 (détail)
La double présence, dans le même épisode, de Mahler et de la frise est-elle intentionnelle ? Sans doute pas mais on peut y penser dans la mesure où Gustav Mahler aurait servi en son temps de modèle à Klimt pour représenter le chevalier présent dans la frise. C’est ici que l’on peut justement interroger le choix de Frank Tallis.
Quand tu cherches les mots pour dire que tu n’aimes pas …
Pourquoi avoir choisi Vienne comme cadre général ? Selon lui, « Cette ville marque une vraie rupture par rapport au XIXe siècle. Elle va initialiser tout ce qui se fera au XXe siècle, dans le domaine de l’art ou de la philosophie, etc. Elle constitue le théâtre des enquêtes de Max Lieberman, comme témoin des changements des mentalités et des idées au début du XXe. »[2] Cette mutation qui s’opère au début du XXème siècle aspect est parfaitement symbolisée par le dialogue entre Max et sa fiancée Clara (Luise von Finckh) devant la Frise de Beethoven au début de l’épisode 1 :
- C’est …
- Extraordinaire ! tu ne trouves pas ? ….. Tu détestes ?
- A vrai dire je la trouve effrayante Max. Ca ressemble à un cauchemar !
- Ce sont les représentations de la folie, de désirs proscrits …
- Je suis désolée. Tu espérais que ça allait me plaire ? De nos jours les artistes ne se contentent plus de nous représenter sous le meilleur angle, remplis de joie dans de beaux vêtements, prêts d’une belle corbeille de fruits !
- Oui hé bien … je crois que les corbeilles de fruits ont fait leur temps, Clara […]
– Le Vienne cosmopolite du début du XXe siècle, l’action se situe en 1906. Les populations de l’Empire austro-hongrois sont représentées (Slovaques, Tchèques, Hongrois …) ainsi que les rites sociaux et culturels également (le duel par exemple) certainement aussi grâce au format des épisodes (90 minutes) qui permettent certains développement du contexte de l’époque …. Socialement, le Vienne raciste et antisémite n’est pas oublié, loin de là, y compris dans ses dimensions les plus banales. Il est particulièrement bien reconstitué avec le poids de l’armée et la présence de cette aristocratie du moment rongée par le racisme envers les populations originaires de l’est de l’Empire, mais aussi par les préjugés envers les juifs qui nourrissent au même moment sans le savoir (bien entendu) les origines du nazisme. Cet arc narratif débute avec les rencontres et les amitiés que tente de nouer le père de Max, Mendel qui cherche à tout prix à s’intégrer à la haute société viennoise, quitte à fermer les yeux devant l’intolérable malgré la vive opposition de sa femme. Le racisme et l’antisémitisme des interlocuteurs de Mendel est explicite : « Nous décidons qui est juif et qui ne l’est pas » explique Muller à Mendel Liebermann. Dans l’épisode 2 le père de Max se fait d’ailleurs remettre un feuillet par son futur investisseur Gustav von Triebenbach, émanant d’une société secrète, raciste, la Confrérie du feu originel et qui souhaite par ce biais le convaincre de n’employer que des autrichiens dans son entreprise. Titré : « purifions notre sang » et mettant en avant un chevalier teutonique, il appelle à régénérer la race et à nettoyer la ville des étrangers s’y trouvant. Notons que sur le bouclier du chevalier, se trouve une lettre issue de l’alphabet runique, Uruz, mise en avant dans l’épisode 2 (chut ! je n’en dis pas plus … la lettre est mise en scène dans le cadre des meurtres).
Le tueur laisse des traces en rune …
Sa présence rappelle qu’à la fin du XIXème siècle, le monde germanique fait face à la mode de l’occulte et à un revivalisme runique important qui, par la suite, inspirent une partie du mysticisme nazi qui reprend ces symboles et représentations à son compte.
Qui a laissé traîner ça ? …
La série rappelle donc l’existence de ces fameuses sociétés secrètes ayant pullulé à Vienne avant la Première Guerre mondiale et qui développent à l’époque des idées et des théories qui commencent au même moment à nourrir intellectuellement Hitler. Vienne est d’ailleurs décrite par Max comme une « ville où réside un mal que l’on ne peut plus ignorer » avec une mise en abyme pour le téléspectateur qui ne peut que saisir la référence et faire le lien avec le futur. Et c’est certainement là que réside la force de la série : le Mal réside moins dans les meurtres immédiats résolus par les héros que dans celui qui se construit lentement mais sûrement tandis que les indices de sa construction sont disséminés tout au long des épisodes, indices qui interpellent la conscience et l’inconscient du spectateur …
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[1] Les romans sont disponibles chez 10/18 dans la collection « Grands détectives ».
[2] http://www.onirik.net/Interview-de-Frank-Tallis
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