Le documentaire Amal de Mohamed Siam est bien plus qu’un simple portrait d’une jeune fille traversant l’adolescence dans un pays en mutation.

Il constitue une fresque intime et politique des bouleversements de l’Égypte post-2011, en mettant en lumière la trajectoire d’une génération sacrifiée, broyée entre l’utopie révolutionnaire, l’islamisme politique et la restauration autoritaire. Le parcours d’Amal devient ainsi petit à petit autant le portrait d’une femme en construction qu’une allégorie des espoirs brisés de la jeunesse arabe. Il rappelle en ce sens les analyses de Gilles Kepel sur la spirale des révoltes avortées et des fractures identitaires au sein du monde musulmanVoir, entre autres lectures, Passion arabe – Journal 2011-2013 dans le monde arabe et en Turquie, Gallimard, Témoins, 2013.

 

La révolution égyptienne de 2011 et la mécanique de l’échec démocratique

 

 

La révolution du 25 janvier 2011 a incarné un moment d’effervescence inégalé, où une société civile plurielle – jeunes activistes, classes moyennes éduquées, populations précarisées – s’est soulevée contre un régime autocratique. Pourtant, comme le souligne Olivier Roy dans ses travaux sur l’islam politiqueVoir par exemple L’Échec de l’islam politique, Seuil, 1992, l’absence de structuration politique des forces révolutionnaires a ouvert un boulevard aux acteurs traditionnels du pouvoir : l’armée et les Frères musulmans.

Le documentaire illustre, par la colère et la frustration d’Amal, la rapide désillusion qui a suivi la chute de Moubarak. Avec parfois le sentiment qu’elle surjoue face à la caméra, elle porte, physiquement, dans les traits de son visage, cette frustration qui ne cesse de grandir. En effet, loin d’un processus démocratique linéaire, l’Égypte a connu une trajectoire sinueuse :

  • 2011-2012 : l’euphorie et l’espoir d’une transition démocratique marquée par des élections législatives libres.
  • 2012-2013 : l’illusion du changement avec l’élection de Mohamed Morsi, issu des Frères musulmans, et la polarisation croissante du pays.
  • 2013 : le coup d’État de Sissi et l’écrasement des espoirs révolutionnaires sous une nouvelle chape de plomb militaire.

 

Printemps arabes : émancipation, chaos et retour de l’autoritarisme

 

L’histoire d’Amal s’inscrit dans un schéma plus large qui traverse le monde arabe post-2011. Comme le montre Jean-Pierre FiliuVoir le très intéressant Le Printemps des Arabes, Futuropolis, 2013, les révolutions arabes ont suivi trois trajectoires :

  1. La transition démocratique fragile, incarnée par la Tunisie, unique rescapée du Printemps arabe malgré les tensions entre modernistes et islamistes.
  2. L’effondrement étatique et le chaos, visible en Syrie, en Libye et au Yémen, où les soulèvements ont dégénéré en guerres civiles.
  3. La restauration autoritaire, particulièrement marquée en Égypte et à Bahreïn, où l’armée a repris les rênes du pouvoir après avoir réprimé l’opposition.

Le documentaire nous plonge dans la répression post-révolutionnaire, où la jeunesse est traquée, muselée, et où la rue, autrefois terrain de contestation, redevient un espace dominé par la force militaire.

 

Amal : être une femme dans l’Égypte post-révolutionnaire : l’assignation sociale et la violence de genre

 

Amal n’est pas seulement une jeune militante ; elle est aussi une femme, et cela change tout. Son parcours met en lumière un angle mort de nombreux récits sur le Printemps arabe : le poids du patriarcat et des violences de genre. Le documentaire montre avec justesse l’agressivité à laquelle elle est confrontée, que ce soit dans la rue, dans l’espace politique ou même au sein des sphères militantes. Elle ne peut être fille, femme pour exister dans ce monde très masculin. Pourtant elle l’est. Elle aime, découvre les premiers amours, mais aussi et surtout la violence.

Les travaux de Mona EltahawyFoulards et Hymens: Pourquoi le Moyen-Orient doit faire sa révolution sexuelle, Belfond, 2015 permettent d’éclairer cette double oppression : d’un côté, l’autoritarisme d’État réprime toute forme de contestation, et de l’autre, les normes patriarcales brident l’émancipation des femmes. En Égypte, les espoirs féministes ont été rapidement déçus, avec un retour en force de la répression sexuelle et une instrumentalisation du corps des femmes comme champ de bataille politique. Amal est au cœur de ces tensions et Mohamed Siam offre à ces réflexions une réelle consistance.

 

Les fondements de la démocratie et ses obstacles en Égypte

 

Pourquoi la démocratie n’a-t-elle pas pris racine après 2011 ? Le film permet d’explorer plusieurs clés d’analyse :

  • Le rôle central de l’armée : en Égypte, depuis Nasser, l’armée n’a jamais été un acteur neutre. Sa mainmise sur l’économie et l’appareil d’État lui a permis de reprendre le contrôle après la parenthèse révolutionnaire.
  • L’échec des Frères musulmans : Gilles Kepel souligne que le mandat de Morsi a révélé l’incapacité des islamistes à gouverner un État moderne et complexe, menant à leur rejet par une partie de la population.
  • L’absence de structures démocratiques solides : à la différence de la Tunisie, où la société civile a pu peser sur la transition, l’Égypte n’a pas bénéficié de contre-pouvoirs institutionnels suffisants.

Tous ces points sont abordés à travers le regard d’une adolescente, d’une jeune femme, en lutte avec ses doutes, ses espoirs, sa mère, le système, la tradition, la rue.

 

Entre révolution, islamisme et dictature : une équation insoluble ?

 

Le documentaire illustre parfaitement la lutte tripartite qui structure la vie politique égyptienne :

  • Les révolutionnaires : porteurs d’un idéal démocratique, mais marginalisés et réprimés.
  • Les islamistes : un temps au pouvoir, mais dont l’autoritarisme et la politisation de la religion ont suscité rejet et méfiance.
  • Les militaires : piliers de l’État profond, garants d’un ordre sécuritaire qui écrase toute opposition.

Assez logiquement Amal, confrontée à ses propres contractions, est tour à tour prise par cette tripartition. Elle la combat, au point d’affronter sa mère qui préfère la stabilité offerte par les Militaires,  mais participe aussi à chacun de ces camps, à des moments différents de sa construction de femme, d’adulte.

 

Conclusion : Amal, un cri de rage et d’impuissance

 

À travers Amal, c’est une génération entière qui se voit privée d’avenir, piégée entre répression, désillusion et exil intérieur. Le documentaire montre que la révolution ne s’est pas seulement jouée sur les places publiques, mais aussi dans les consciences et dans les corps. Amal incarne cette lutte intime et collective, où chaque espoir de liberté se heurte à la brutalité d’un système verrouillé. Amal, c’est le cri d’une Égypte qui aurait pu basculer vers la démocratie, mais qui a préféré refermer le couvercle sur ses espoirs. C’est aussi une formidable déclaration d’amour pour un père, une mise en perspective d’un patrimoine qui apparaît en toile de fond, derrière les quartiers pauvres du Caire et une réflexion sur le sens de la vie. Parfois dur, touchant, c’est un moment suspendu qui mérite d’être vu et médité. Une véritable source primaire pour essayer de comprendre un peu de ce qui s’est joué lors de ces printemps arabes dont les répliques continuent de bouleverser le Moyen-Orient, au rythme d’un chaos géopolitique aggravé par les attaques du 7 octobre 2023.