Adapté du livre Le droit du père d’Avery Corman, Kramer contre Kramer a été encensé par la critique à sa sortie et il a obtenu cinq oscars dont celui du meilleur film, du meilleur réalisateur, du meilleur acteur et de la meilleure actrice dans un second rôle. Des louanges toujours méritées en 2025 : un jeu d’acteurs sobre et percutant, une excellente construction dramatique, une justesse de ton, une bande sonore astucieuse, c’est un sans faute.
Un grand intérêt du film est de dépeindre la révolution de la paternité qui se joue dans les années 1970, parallèle à celle des divorces, du travail de la femme, de la tertiarisation générale. Le film, avec un sens consommé de l’analyse clinique et de l’équilibre, pose la question de la place de l’enfant, dans une société qui l’aime et le protège mais qui ne sait pas quoi en faire.
Synopsis
Joanna Kramer, femme au foyer new-yorkaise dans les années 1970, quitte son mari Ted et leur fils Billy. Le père, qui jusque là ne s’occupait guère de sa maisonnée, doit alors concilier l’éducation de son fils avec son travail très prenant de publicitaire. Si les débuts sont chaotiques, de mois en mois, la relation avec son fils s’améliore et malgré la perte de son emploi, il retrouve une stabilité.
C’est à ce moment-là que Joanna revient et demande la garde de l’enfant.
Pourquoi ce film est un outil d’histoire sociale
Chronique de la vie ordinaire à New York
Le film a choisi d’emblée des personnages « moyens », entre deux âges, sans passif traumatique ou familial connu, assez riche pour vivre à New-York mais pas assez pour que l’argent ne soit plus un sujet. Certes, on est là malgré tout dans une famille aisée mais c’est plutôt un avantage ici car, à n’en pas douter, si la pauvreté avait été de la partie, elle aurait faussé un certain nombre d’analyses.
La famille vit dans un petit appartement, emmène son fils jouer au parc simplement, ne se perd pas dans des vacances lointaines hors de prix ni dans une consommation effrénée de vêtements ou de services. On apprend même que leurs revenus professionnels tournent entre 28 000 et 31 000 dollars par an et par personne. C’est ce qu’ils obtiennent chacun de leur côté quand ils sont séparés, ce qui équivaut à un bon salaire pour une personne seule mais qui peut montrer ses limites quand il s’agit d’avoir en charge d’autres personnes dans le foyer, qui plus est à New York.
Sobriété et équilibre psychologique
Autant Ted que Joanna Kramer ne sont des caricatures. Jamais le spectateur ne peut conclure qu’il s’agit d’une histoire entre un type bien et son épouse indigne (ou l’inverse), quand bien même il est tenté à plusieurs reprises de porter un jugement moral sur la situation. On verra ainsi chacun des deux faire preuve d’honnêteté dans des moments critiques. Au plus fort du procès, alors que cela va la desservir, Joanna reconnaît que son mari n’était ni violent, ni abusif. Alors qu’il est tenté par son avocat de faire appel, Ted renonce à faire comparaître son fils en audience, de crainte de le blesser.
La famille s’effondre mais la dignité demeure, le respect aussi.
On est très loin des outrances d’un autre film célèbre de divorce, La Guerre des Rose (1989) de Danny Devito mais où l’enjeu n’est plus qu’une maison, il est vrai. Le couple Michael Douglas et Kathleen Turner est sans enfant. C’est tout le problème des films sur la famille que de verser soit dans la comédie, soit dans le drame psychologique, voire dans le thriller, c’est-à-dire dans des formes très expressives qui rappellent en permanence le caractère fictionnel de l’ensemble. Pensons à Hook ou la revanche du capitaine Crochet (1991) de Steven Spielberg ou Madame Doubtfire (1993) de Chris Colombus.
Ici, Robert Benton préfère le réalisme, sans sacrifier l’épaisseur de ses personnages mais sans les épargner non plus. Ted et Joanna ont des problèmes mais ils ne sont ni fous, ni méchants, ni sous emprise. Il en résulte une œuvre clinique, d’une grande retenue, qui permet une analyse exclusivement sociale de la famille, du divorce et de la parentalité.
Le père seul : en quoi est-ce une révolution ?
Une marge statistique à recontextualiser
Beaucoup de commentateurs ont insisté sur l’audace de présenter une famille monoparentale avec un père, accoutumés qu’ils sont à voir une femme seule se débattre à la maison.
Sociologiquement, c’est factuel, quand une famille se sépare, la mère conserve la garde principale des enfants dans plus de 70% des cas, que ce soit aux Etats-Unis, en France ou au Canada. La proportion est assez stable depuis les années 1970 même si la part des gardes partagées augmente depuis cinquante ans. C’est donc à bon droit que l’on remarque la singularité du film : une mère qui part et un père qui reste.
Mais cette surprise ne vaut qu’à une époque où la famille monoparentale est le résultat d’un départ volontaire. Il ne faut pas oublier que pendant des siècles, la mortalité des femmes, notamment en couches, rendait le veuvage masculin assez fréquent, en témoigne des figures comme le père Goriot. Si les historiens se sont autant penchés sur les veuves, c’est parce que socialement, la femme se retrouvait dans une position de semi-liberté et qu’elle incarnait une incongruité sociale. Mais cela ne signifie pas que le veuf était une exception sociale. Un père qui est le parent seul n’est donc pas en soi la révolution. La nouveauté, c’est la séparation créée par le divorce et l’augmentation des familles monoparentales, qui a plus que doublé depuis 1970 aux Etats-Unis.
La solitude face à l’enfant
La différence vient plutôt dans l’accompagnement de l’enfant.
Quand un père devenait veuf autrefois, il se remariait et c’est à partir de ce schéma que sont nés quantité d’ouvrages sur la figure de la marâtre. Dans les années 1970, ce n’est pas que le remariage soit proscrit mais il suppose un semblant d’attachement entre les deux époux. La nouvelle épouse doit pouvoir accepter d’endosser le rôle de la belle-mère. C’est la conséquence du mariage d’amour que d’avoir des conjoints qui décident en conscience ce qu’ils souhaitent vraiment, sachant que les enfants du premier lit ne réservent pas nécessairement un bon accueil au second. Dans tous les cas, le remariage n’est ni automatique, ni rapide et c’est ce que le film démontre. Encore en deuil de son épouse partie, Ted n’est pas prêt à tourner la page. Il n’a qu’une liaison sans lendemain avec une collègue. Sa voisine, également séparée, confie elle-même qu’elle ne se voit pas se remarier : elle reste l’épouse de son premier mari, qui est le père de son fils.
Le parent est donc seul, seul dans une maisonnée qui s’est elle aussi vidée en un siècle. L’une des particularités de la famille jusque dans les années 1950 est de comprendre dans ses rangs une domesticité, certes plus ou moins abondante selon le niveau social mais bien présente. À New-York, à la Merchant’s House, résidence de la famille Tredwell au XIXème siècle, on comptait au moins quatre domestiques à demeure, pour la famille, sans compter les extras pour les moments importants (maladie, naissance…). Les équilibres ont changé ; les salaires ont bondi, même parmi les plus modestes, l’électro-ménager a partiellement compensé et au plus, le couple pourra compter sur une aide ponctuelle : la nounou. Le film l’évoque, de façon indirecte. La cherté de la baby-sitter a d’abord servi d’argument à Ted Kramer pour refuser à Johanna qu’elle reprenne un travail « puisque son salaire couvrirait à peine la dépense ». La nounou est évoquée ensuite car Ted, seul, n’a pas la possibilité de s’occuper de son fils en fin de journée.
Toutefois, globalement, le parent isolé ne peut compter que sur lui, pour l’éducation, l’entretien de la maison, le travail, etc. La famille nucléaire a par ailleurs fait le ménage de la parenté : Ted n’a visiblement ni parents, ni frères et sœurs, ni cousins sur lesquels s’appuyer, même temporairement. Quant à Joanna, elle quitte le domicile conjugal pour aller dans un endroit inconnu qui ne semble pas davantage être sa propre famille d’origine.
Pourquoi avoir des enfants ?
L’enfant a-t-il sa place dans la société ?
Même si de fait il y a des parcs pour enfants, des jouets pour enfants, des vêtements pour enfant, des écoles pour enfants, une vie sociale de l’enfant, tout fonctionne en décalage avec la vie professionnelle. Le temps de l’enfant, réglé par la contrainte scolaire et de la nounou, concorde mal avec les exigences professionnelles. D’un côté, il faut pouvoir gérer les imprévus : Billy peut tomber malade, Billy peut se blesser, Billy peut renverser son jus d’orange sur les piles de dossier de son père sur la table du salon De l’autre, il faut aussi dégager de la disponibilité pour tous les à-côtés de la vie professionnelle : les pots de départ, les discussions en aparté avec le patron, la sociabilité de couloir, etc.
Entre ces deux tensions, le parent est perpétuellement pressé, toujours à courir derrière le temps, sans jamais vraiment contenter personne. Billy se plaint d’avoir été récupéré en retard à l’école. Et le patron de Ted finit par le renvoyer. La solution provisoire face à ces deux injonctions a été la diminution de salaire de Ted qui retrouve un travail dans un poste à moindre responsabilité, une sorte d’équilibre qui n’est guère plus rassurant. Il vaut mieux pour Billy qu’il ne tombe pas gravement malade ou pour Ted qu’il s’accommode de cette carrière stoppée nette. Ce n’est pas Kramer contre Kramer, mais le travail contre les enfants, ce qui finalement… revient au même !
La confrontation des deux sphères familiales et professionnelles, plus que la coexistence, aboutit à une sorte d’absurdité dont le point culminant est cette scène, pendant le procès pour la garde, où l’avocat de Joanna reproche à Ted d’être un mauvais professionnel et donc un mauvais père, parce qu’il a été capable de rater un contrat et de se faire renvoyer pour avoir été chercher son fils malade à l’école…
Amour d’enfant ? Besoin d’enfant ? Désir d’enfant ?
L’amour pour l’enfant est là. Il ne fait aucun doute. Même Joanna qui, par son départ, tient le mauvais rôle, aime son fils. Témoin, ce long plan liminaire où elle l’observe de façon contemplative, comme une Vierge à l’enfant, en lui murmurant combien elle l’aime.
Pourtant, cet amour ne suffit pas, comme elle tente de l’expliquer dans ce courrier envoyé plus tard :
« Mon cher petit Billy,
Maman a quitté la maison, c’est parfois les papas qui quittent la maison et les mamans élèvent leurs petits enfants, mais il peut arriver qu’une maman quitte la maison. Toi, tu as ton papa pour t’élever. Moi, je suis partie parce que je dois trouver quelque chose d’intéressant à faire dans la vie. Tout le monde a besoin de ça et je suis comme les autres.
Etre ta maman bien sûr, ça compte mais il existe d’autres choses. Ce que je fais, je dois le faire. Je n’ai pas pu te parler de tout ça c’est pourquoi je te l’écris aujourd’hui.
Je serai toujours ta petite maman, celle qui t’aimera toujours et si je ne suis plus ta maman à la maison, je reste quand même ta maman dans ton cœur. »
Lettre de Joanna à Billy
Le « quelque chose d’intéressant à faire » n’est pas clairement formulé. Joanna a fait des études avant d’être mère, elle a été graphiste un temps et le mariage, après deux ans sans nuage, a été difficile à vivre pour elle. Son départ n’est pas qu’un mouvement d’humeur, c’est un réflexe de survie, littéralement. Joanna dit n’avoir plus de patience et ne pas être une bonne mère; elle est manifestement épuisée nerveusement et perdue. Que fait-elle de ces mois de départ ? Elle retrouve un travail certes, consulte un psychanalyste, mais à la fin du film, si elle est plus calme, elle n’est pas réellement épanouie. Joanna se pose la question du sens de sa vie, tout simplement.
Madame Kramer aime son fils, elle a manifestement eu le désir d’enfant mais ce désir n’est pas un besoin, car s’il était un besoin, ce besoin aurait été satisfait et elle serait restée. Le film laisse la question en suspens : l’enfant est là, on l’aime, fort, mais il est un élément inattendu, qui bouscule tout, et ne suffit pas à donner un sens. Avec le regard de 2025, on serait tenté de diagnostiquer à Johanna une dépression, laquelle dépression ne la disqualifie pas du tout pour s’occuper de son fils. Ses troubles ne sont pas des empêchements, comme l’illustre une autre très bonne scène du procès final.
Quant à Ted, il aime également son fils et aura, en 130 minutes, l’occasion de le prouver. L’apprentissage de la paternité est né au moment où Johanna a quitté le domicile conjugal. Précédemment, il n’était pas impliqué et ne semblait pas bien connaître son enfant, ni ses goûts, ni son quotidien. Les premiers temps montrent un ajustement de l’agenda de Ted, ajustement conçu comme provisoire puisqu’il est convaincu que Johanna va revenir. Il survit à cette absence en pariant sur les lendemains qui chantent. Il faut plusieurs mois pour que de nouveaux équilibres soient conquis.
Ted apprend à différencier la présence pour son fils, déjà difficile à obtenir, de l’attention. Il apprend à lui parler, certes en choisissant ses mots et ses sujets, mais une communication s’installe, franche et honnête. Il lui apprend à cuisiner, à se tenir sur un vélo et à être autonome : il transmet. Sa conversation avec les adultes en est changée : le travail diminue et son foyer progresse. Même s’il y a des différences avec une mère, il est bien un parent.
Le père, parent comme un autre ?
Aux États-Unis, comme dans le reste du monde occidental, les lois sur la garde des enfants ont en réalité longtemps favorisé le père, héritier de la tradition gréco-romaine qui fait de l’enfant une propriété de l’homme. C’est la révolution industrielle qui modifie les rôles et confère à la mère une suprématie totale dans les soins à apporter à l’enfant. Le père lui, part à l’usine. En 1839, le Parlement britannique adopte le Talfourd Act qui reconnaît à la mère le droit de garde de ses enfants de moins de sept ans, au nom de la « Tender years doctrine« , défendue par Caroline Norton.
Mais on l’a dit, la société change. La femme a poursuivi des études, aspire à être quelque chose en dehors du foyer, l’urbanisation et le changement des systèmes de valeur, tout contribue à la remise en cause de la logique de la société industrielle. D’autant que la psychologie de l’époque met en évidence que le père a son rôle dans le développement de l’enfant : tout ne se limite pas qu’à un « instinct maternel ».
Ted Kramer appartient à cette nouvelle génération de pères qui entend prendre sa place et qui aujourd’hui renvoie à ces associations sur « les droits des pères », mais qui a contribué à l’idée, au nom de « l’intérêt supérieur de l’enfant » à l’essor de la garde partagée. L’autorité paternelle est devenue l’autorité parentale, ce qui n’est pas encore perçu comme une évidence d’après ces réactions face au changement du code civil en France (obtenu en 1970, soit sept ans plus tôt).
La conclusion du film est ambiguë : Joanna a gagné la garde mais finalement y renonce. Dans la dernière scène, elle monte dans l’ascenseur pour avertir Billy, laissant seul, Ted Kramer, serein. On est tenté de penser que Robert Benton ne ferme pas la porte à une réconciliation du couple. La jaquette du DVD contraste d’ailleurs fortement avec l’affiche du film à sa sortie.
Ressources numériques complémentaires
- Madeleine Beaudry, « La garde des enfants suite au divorce : contexte historique, courants actuels et perspectives empiriques », Service social, 37(3), 1988 (Université de Laval, Québec)
- Ethel Groffier-Atala, « De la puissance paternelle à l’autorité parentale », Revue générale de droit, 8(2) ,1977 (Université d’Ottawa, Canada)
- « Les divorces aux Etats-Unis de 1920 à 1965 », dans Population, 1970
- « Divorcer ? Les séparations matrimoniales en Europe : Antiquité, période moderne, Révolution », dossier de l’association Mnémosyne sous la direction de Carole Avignon, Claire Chatelain et Camille Noûs
- Josée St-Denis et Nérée St-Amand, « Les pères dans l’histoire : un rôle en évolution », Reflets, Volume 16, numéro 1, printemps 2010