En 2010, le festival du film de Compiègne, « le cinéma témoin de l’histoire », consacre sa programmation aux années trente. Durant cette décennie, le cinéma entre dans sa période dite « classique ». Ce qui frappe, rétrospectivement, c’est combien ces années ont été, pour la production française, mais également européenne, celles de tous les paradoxes.
D’abord, la généralisation du parlant a renforcé l’hégémonie hollywoodienne, surtout avec le perfectionnement des procédés sonores, notamment ceux du doublage. En Europe, dans un contexte de fin de prospérité, hormis le cas de l’Allemagne dont l’industrie cinématographique est innovante et conquérante, la transition est plus longue qu’outre-Atlantique car la transformation technique des studios et des salles est coûteuse et compliquée. Mais dans le même temps, malgré une économie qui reste fragile, on peut dire que la production de 1930 à 1939, par sa qualité et sa diversité, permet au cinéma français, tous genres confondus, d’atteindre un niveau prestigieux. La décennie constitue ainsi l’apogée de la carrière de plusieurs réalisateurs, tels René Clair, Jean Renoir, Marcel Carné ou Julien Duvivier, mais aussi d’acteurs qui vont bâtir leurs rôles sur des archétypes sociaux et devenir de véritables vedettes, comme Jean Gabin. C’est également l’époque des premières coproductions européennes, et autres versions multiples destinées à plusieurs publics, qui tentent de se faire une place sur le marché mondial.
Il faut ajouter qu’en France la profession bénéficie aussi de l’immigration (les proscrits de l’Europe centrale et de l’Allemagne nazie) qui lui fournit, non seulement des réalisateurs, mais surtout de nombreux comédiens, techniciens, décorateurs et opérateurs de talent, permettant au cinéma national de s’enrichir d’influences étrangères, comme en témoignent les génériques.
La programmation, fidèle en cela à l’esprit du festival, cherche à mettre en évidence comment les films représentaient la réalité sociale et politique de leur temps. De la gaîté légère et subtile de À nous la liberté, réalisé en 1934 par René Clair, à Espoir. Sierra de Terruel (1939) d’André Malraux, un film qui porte sur la guerre d’Espagne et l’échec de la résistance au fascisme, en passant par le style drôle et moderne d’un Jean Vigo (Zéro de conduite) ou d’un Marcel Pagnol (Jofroi), il s’agit de montrer la façon dont on est progressivement passé d’un cinéma du bonheur, de la tendresse et des grandes espérances, à une production marquée du sceau du pessimisme (les conséquences sociales de la crise économiques de 1929) et de la fatalité (la montée des périls qui va réduire à néant tous les espoirs de « sauver la paix »), d’où la proposition du titre du festival : « Les années d’illusion ».
Si l’ambition est de découvrir ou revoir avec bonheur des films incontournables des années 30, avec leurs dialogues mémorables, ainsi que des longs métrages plus récents portant sur la décennie traitée (Cabaret, Les blessures assassines, Faubourg 36…), nous ferons aussi la part belle à des œuvres moins connues provenant des collections des cinémathèques nationales et internationales avec lesquelles le festival a déjà noué des relations étroites. Ce sera notamment le cas avec une curiosité, Campement 13 (1939). Réalisé par le scénariste Jacques Constant, dans l’esprit du « réalisme poétique », ce film tourné en Picardie constitue un témoignage original sur le milieu des calfateurs de péniches.
Pour évoquer, en Allemagne, le passage d’un cinéma artistique à la propagande nazie, nous montrerons le chef d’œuvre de Fritz Lang M. le Maudit (1931), avec l’immense acteur Peter Lorre incarnant un assassin de petites filles, et le documentaire commandé par Goebbels à Leni Riefenstahl sur le congrès du parti nazi à Nuremberg en 1934, Le Triomphe de la volonté, qui pousse l’esthétisation de la dictature hitlérienne à son point extrême.
Du côté américain, Charlie Chaplin, pour le plaisir de tous, sera de nouveau au rendez-vous cette année. Les Temps modernes (1936), qu’inspire directement la crise économique de 1929, est un des films parmi les plus drôles et les plus justes sur l’oppression du travail à la chaîne et la dureté du chômage, témoignant de l’acuité du regard porté par le cinéaste sur la déshumanisation engendrée par le machinisme de la société industrielle. Quant aux amateurs de films noirs, ils seront servis avec l’organisation cette année d’une nuit du polar qui permettra, à travers trois films majeurs, d’évaluer l’évolution du genre.
En outre, comme l’an dernier, les thèmes abordés par les films de la programmation feront l’objet d’approfondissements lors de deux rencontres « ciné-histoire » : une conférence de Stéphane Audoin-Rouzeau sur la violence politique des années trente et une table-ronde avec quatre spécialistes sur le cinéma populaire et le cinéma de propagande des années 30.
Enfin, l’Italie étant cette année le pays à l’honneur, le grand cinéaste Ettore Scola sera parmi nous pour une séance d’ouverture tout à fait exceptionnelle au Théâtre impérial, avant la projection, en copie restaurée, de son très beau film Une journée particulière avec Sophia Loren et Marcello Mastroianni, César du meilleur film étranger en 1978. Le lendemain, il offrira au public une Master Class autour d’un film plus récent, Gente di Roma (2004). Une occasion unique de rencontrer l’une des figures marquantes du cinéma européen des trente dernières années.
Laurent VERAY