Un Africain-Américain encarté au KKK
Grand prix du jury du festival de Cannes, le dernier film de Spike Lee s’inspire, plutôt qu’il ne le raconte, de l’incroyable parcours de Ron Stallworth, premier policier noir de Colorado Springs. Celui-ci conçut en 1978 une opération d’infiltration du Ku Klux Klan qui le conduisit à obtenir lui-même sa carte de membre. La base du récit est fournie par l’ouvrage écrit par Ron Stallworth1, lequel avait lui-même révélé une affaire jusque-là tenue secrète.
Ron Stallworth est joué ici par John David Washington – fils de Denzel – qui déclenche à plusieurs reprises l’hilarité générale aux dépens de gens qui donnent rarement envie de rire mais dont le cinéaste se délecte de montrer la profonde bêtise. Outre les images dures de ce qui se passa à Charlotteville en 2017, le montage fait appel à deux autres monuments des stéréotypes raciaux : le Gone With The Wind de 1939 (Autant en emporte le vent) de Fleming, inspiré par le roman du même nom de Margaret Mitchell, et le Birth of a Nation de David Griffith (1915), interdit à Paris à la demande des députés de la Guadeloupe et du Sénégal. Le titre Black Klansman renvoie d’ailleurs à l’autre titre de Birth of a Nation(The Klansman), apologie du lynchage négrophobe malmenant l’histoire pour la plus grande gloire des valeureux chevaliers du Klan venus sauver la veuve et l’orphelin blancs terrorisés par les anciens esclaves devenus des maîtres tyranniques.
La bande-son paraît assez bien choisie. On sourira quand même d’entendre le I Am Black and I am Proud de James Brown, qui faisait écho au Black Power de Stokely Carmichael mais dont on sait qu’il fut en réalité chanté par des enfants blancs et d’autres d’origine asiatique. Le film reprend également le détonnant Ball of Confusion des Temptations, quasi-obligatoire sur fond de coupes afro et de militantisme Black Power.
De l’histoire, une histoire et des anachronismes
Le contexte décrit est historiquement fiable. L’une des premières scènes du film renvoie à une visite à Colorado Springs du Trinidadien Stokely Carmichael (alors devenu Nkwame Ture), auteur de Black Power (1967) et ancien membre du Black Panther Party. C’est d’histoire aussi qu’il s’agit lorsque Harry Belafonte, vénérable et saisissant vieillard, incarne le meilleur ami de la victime pour livrer devant des militants Black Power, le récit du lynchage à Waco (Texas) de Jesse Washington en 1916. Faut-il le rappeler ? 4743 lynchages furent enregistrés aux États-Unis entre 1882 et 1968, 72 % des victimes de ces seuls lynchages répertoriés étant des Africains-Américains. Certains furent annoncés dans les journaux. D’autres furent spontanés et donnèrent prétextes à des réjouissances populaires et familiales, objets de cartes postales grâce à des photographes professionnels conviés pour l’occasion, comme le montra l’exposition Without Sanctuary (Sans sépulture) en 1995. Ce retour sur l’inimaginable de l’histoire du lynchage constitue un des moments les plus durs du film alors même que la violence demeure hors-champ. Les images de Charlotteville sont quant à elle bien réelles …
Il est difficile de juger à quel point Spike Lee a pu s’écarter de la véritable histoire de Ron Stallworth. Le film comporte quelques petits anachronismes comme la notion de harcèlement sexuel. Certaines phrases font se demander si elles ont vraiment été prononcées tant elles renvoient au « make America Great again… » d’un personnage plus actuel. Car c’est bien là l’un des buts du film. Si l’histoire de Ron Stallworth est à couper le souffle et a vraiment intéressé Spike Lee, le film semble surtout questionner l’Amérique de Trump, l’autre sujet de l’histoire. On lui donnera donc une valeur historique beaucoup moins intéressante qu’un Mississipi Burning ou Selma mais il peut contribuer à accrocher l’intérêt des élèves de terminales euro qui plancheraient sur le sujet.
Le film est aussi à voir pour la jubilation qu’il procure. Une jubilation analogue à la Shit Pie Scene de The Help (2011) ou à l’explosion de Hitler, Himmler et Göring dans le Inglourious Basterds de Tarantino (2009).
1. Ron Stallworth, Black Klansman: Race, Hate, and the Undercover Investigation of a Lifetime, 2018, New York, Flatiron Books, 2018, 208 p. ; Le Noir qui infiltra le Ku Klux Klan, Traduit de l’anglais (américain) par Nathalie Bru, Autrement, 2014, 40 p., 18 €.